Là où je me terre

Là où je me terre est un roman de Caroline Dawson publié par Les éditions du remue-ménage en 2020. Pour vous, ce sera mon cadeau de Noël de 2025, un peu en avance. Mon exemplaire est aussi à donner, si ça vous dit, puisqu’aucun de mes nombreux enfants, j’ai arrêté de compter après cinq, ne le lira. Leur nature les porte davantage à pitonner sur les manettes de jeux électroniques. Sinon je le laisserai dans la boîte à livres près de chez-moi, ça fera sans doute plusieurs heureux. C’est l’histoire, comprends-tu, d’une famille chilienne qui en 1986, à Noël, fuit le régime politique du dictateur Pinochet et atterrit à Montréal avec d’autres réfugiés. Leur odyssée est racontée par la plus jeune des enfants, Caroline, sept ans, l’auteure. Les 41 courts chapitres sont présentés par des référents à la culture québécoise. En voici des extraits.

(Au Chili au moment du départ)
« J’avais sept ans la première fois que j’ai décidé de ne pas me tuer. »
« Je me suis hissée sur l’appui de la fenêtre. J’ai regardé le sol du haut de ma falaise. Il ne s’est pas dérobé, il m’a invité. Fais le saut, petite. Ta vie d’avant n’existe déjà plus. »
« J’ai fait le décompte de tout ce que je délaisserais en ayant l’impression que c’est moi qu’on dépossédait. Mes crayons, mes dessins. Mes cahiers, mes camarades. Mon livre de collants, mon école. Ma corde à danser, mes amies. Mon arbre, mon cousin. Ma collection de garnottes, mi abuelita (sa mamie). Ma marelle, ma langue maternelle. Mes cerceaux, mes certitudes. »

(Caroline choisit de ne pas mourir entre la cordillère des Andes et la mer)
« Pour que la vie, telle que tu l’aimes, tu ne cesses jamais de la porter en toi. Tu l’avaleras, pour qu’elle subsiste à l’intérieur de toi. »

(Chapitre « Dans un grand Boeing bleu de mer ». Dans l’avion en direction du Canada)
« Mes parents avaient choisi le 24 décembre pour entamer notre exil familial. »
« Il y avait ma mère, Natalia. Il y avait mon père, Alfredo. Il y avait mon grand-frère de quatorze ans, Jim. Il y avait mon petit frère de quatre ans, Nicholas. Et il y avait moi, Caroline Dawson. »
« Où est-ce qu’on va exactement quand on est dans les airs? Et surtout, comment le père Noël va faire pour nous trouver? »

(Montréal, Canada, Hôtel Ramada, chambre 308)
« De cette chambre, notre camp de base, notre demeure temporaire, notre cabane au Canada. »
« Nous sommes entrés presqu’à reculons, la peur au ventre. (…) Devant l’inconnu, nous avions beau marcher ensemble, je sais que chacun de nous était seul. »

(Chapitre « Cité libre ». Montréal comparativement à Valparaiso, leur demeure au Chili)
« Mais en même temps, n’était-ce pas précisément pour cela que nous avions fui le Chili? Tout risquer, pour respirer à pleins poumons toutes les saisons, pour regarder l’horizon s’étaler devant nous, pour un souffle de liberté. »
« Nous pouvions désormais sortir dehors, laisser des traces de pas dans le neige, même si elles s’effaceraient à la prochaine bordée. »

(Chapitre « La liberté n’est pas une marque de yogourt ». Malheureuse après avoir pris sans permission un yogourt dans le frigo d’une dame que sa mère visitait)
« À partir de ce jour de liberté volée, j’ai commencé à observer par les portes entrebâillées, à marcher sur la pointe des pieds pour ne pas me faire remarquer. À la dérobée, me retourner pour m’assurer qu’on ne m’a pas vue. Fragile comme un instant furtif. »

(Dans un 4 et demi à Ahuntsic)
« Exception faite de la concierge – une dame québécoise âgée,  maigre et à la voix rauque du cancer du poumon qui l’emporterait quelques années plus tard – tous les résidents avaient l’espagnol comme langue maternelle. Dans l’entrée commune délabrée, là où trainaient par dizaines des circulaires et les commères du building, subsistaient perpétuellement des effluves de friture et de pauvreté. Notre odeur. »

(Ses parents, professeurs au Chili, font des ménages pour gagner leur vie)
« Ils avaient trois bouches à nourrir et sans connaissance du français, ils ont fait comme la plupart des réfugiés : ils se sont trouvé des jobs de merde où ils n’avaient pas besoin de parler. »

(En écoutant Passe-Partout)
« L’émission (pour enfants) Passe-Partout nous enseignait mieux que toutes les autres les rudiments du français. Un oiseau répété cinq cents fois, ça fait son effet. »
« À onze, douze ans, par nostalgie, je m’assoirais encore, les lumières tamisées, comme à la messe, en communion avec les autres petits Québécois, pour regarder culbutes et petits drames en faisant de ce moment un réconfort, un lieu d’appartenance. »

(Chapitre « La surprise dans la boîte de céréales ». Dans la classe d’accueil de Madame Thérèse)
« Pour nous motiver, elle apportait une immense boîte de céréales Honeycomb. La belle boîte rouge vif, géante, format Costco. Avec les céréales qui ressemblaient à des fleurs, me disais-je avant que je ne comprenne des années plus tard qu’elles représentaient en fait des alvéoles d’abeilles. »
« En tout cas, les dix-sept enfants de sa classe ont tous engraissé durant cette période. Nous avons habité l’hiver et appris le français, une céréale à la fois. »

(Chapitre « Mangeux de marde ». Caroline, honteuse des tartines avec des morceaux d’avocat écrasés dessus que lui prépare sa mère et que les autres élèves nomment dédaigneusement du pain au vomi)
« J’avais huit ans et j’avais déjà interdit à ma mère de mettre des trucs pouvant être perçus comme exotiques dans mes lunchs, m’aliénant ainsi de ma culture d’origine. Mener la bataille jusque dans mon assiette tous les midis constituait un trop grand défi dans ma vie d’écolière; j’ai capitulé en me privant de ce qui me plaisait, me dépossédant de petits bouts de moi. »

(Heureuse dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve)
« Hochelag’, c’était surtout juste chez nous. Bétonné, crade, frette, poussiéreux. Ça puait tout le temps sur Sainte-Catherine Est. Les roteux, la marde de chien, la pisse de gars saoul, le sperme séché, les vieilles botches de cigarette, la bière cheap tablette, les vidanges qu’on met sur le bord du trottoir n’importe quel jour, l’enfermé même dehors. Ça sentait la scrap. Ça sentait la misère. (…) Tout le monde était emprisonné dans la dèche, captif de son passé, séquestré par la vie, reclus dans sa solitude. »
« Mais au 3249 Sainte-Catherine Est, il y avait une famille qui riait à gorge déployée, toujours de la musique pour danser et, juste avant la prière du soir, on y racontait des histoires aux enfants avant d’aller dormir, des histoires en espagnol qui finissent bien. Je dormais sur mes deux oreilles, j’avais des bottes pour affronter l’avenir et des gants pour les matins frimas. »

(En 5année dans la cour d’école, devant un exhibitionniste)
« Les adultes n’ont jamais appris que nous avions nommé le monsieur notre cavalier tandis que nous, nous n’avons jamais su son nom ni si son pénis ratatinait dans les températures sous zéro. »

(Chapitre « L’avalée des avalés ». À la bibliothèque, à 11 ans, elle découvre Réjean Ducharme et son livre vraiment pas facile à comprendre que j’ai lu au cégep)
« Envoûtée par un si beau titre, je l’ai pris. J’ai été immédiatement engloutie par les mots, figée sur place, incapable de le déposer. Les phrases ne s’arrêtaient jamais, elles s’enchaînaient les unes aux autres sans que je puisse m’interrompre, je tentais de soutenir le rythme en retenant mon souffle, mais il me manquait, cramponnée que j’étais aux virgules pour respirer. »
« J’ai surtout compris que le français devenait ma langue. … Celle qui deviendrait ma demeure. Celle qui me permettrait non seulement de dire, d’appréhender le monde mais aussi de m’éloigner des miens. De m’éloigner des miens sans les quitter. »
« L’avalée des avalés m’a fondée. »

(Chapitre « Shit, Lola ». En 6année avec ses amies de filles)
« Nous avions déjà appris les codes imposés aux filles : il fallait être déniaisée mais pas guidoune, pétard mais pas pétasse, aguichante mais pas agace et voguer funambules sur ce fil de fer. »

(Chapitre « Y est midi moins quart et la femme de ménage est dans l’corridor pour briser les mirages »).
« L’image de ma mère, à genoux, tête baissée à laver des bécosses (…) je me rangerai toujours du côté des humiliées. C’est là où je me terre. »
« Elle avait en effet tout sacrifié pour nous, y compris la possibilité d’être avec nous. »
« Je ne me rendais pas compte que c’était justement parce qu’elle m’avait tant élevée que je pouvais maintenant la regarder de haut. »

(Chapitre « Rock Détente »)
Si à Radio-Canada, la télévision d’État, « On discutait d’eux, les immigrants, comme s’ils n’entendaient pas, comme on parle à quelqu’un qui n’est pas dans la même pièce », sur Radio Rock Détente, « J’apprenais aussi et surtout, en même temps que ma mère, le français avec comme professeurs Roch Voisine, Ginette Reno, Marjo et Gerry Boulet. »

(Chapitre « Madame Brossard de Brossard ». Ses parents deviennent propriétaires d’un jumelé avec piscine hors terre sur la Rive-Sud, signe de leur ascension sociale)
« Parce que c’est ma mère, elle qui a sacrifié chacun de ses jours et plusieurs de ses nuits pour me voir libérée des servilités et soumissions qui étaient les siennes, qui a souhaité le plus ma réussite. »
« Rendue au cégep, on me trouvait donc déjà intégrée. J’avais appris la langue, je disais oui, je disais merci, je sacrais avec parcimonie et au bon moment. »
« À force d’avoir l’appartenance comme seule obsession, j’étais devenue une immigrante exemplaire. Un esti de modèle d’intégration. »

(Après le suicide d’un ami du secondaire)
« Même si je n’ai pas récité de chapelets comme ma mère, j’ai tant pleuré que je jurerais sur la tête de mes ancêtres que le fleuve était en crue. Je suppose qu’on peut dire que c’est là que je suis véritablement devenue Québécoise : avant l’âge de vingt ans, comme les autres, j’avais un pote qui s’était suicidé. »

Grâce aux sacrifices de ses parents, Caroline termine ses études à l’université et devient prof, comme ses parents l’étaient au Chili, au cégep où elle l’enseigne la Sociologie québécoise.
« Mes parents voulaient que leurs enfants s’intègrent. Ils désiraient un meilleur avenir pour nous, et ça passait nécessairement par un détachement de nos racines, par une atténuation de ce que nous étions. »

(Chapitre « Je connais mon alphabet ». Elle se marie avec un Suédois et accouche de son premier enfant).
« (… ) je n’avais pas de berceuses à lui murmurer dans l’opacité de ma langue maternelle. Les berceuses en espagnol étaient depuis longtemps disparues de ma mémoire, décollées de moi. »
« Soir après soir (… ) je lui ai doucement chanté en français la chanson de l’alphabet. Des lettres, toutes les lettres, c’est tout ce que j’ai trouvé à lui transmettre pour l’apaiser contre mon sein au fléchissement du jour. A-b-c-d-e-f-g. H-i-j-k-l-m-n-o-p. Q-r-s-t-u-v. W-x-y-z. Je connais mon alphabet, c’est à toi de le chanter. »

Récit vivant du parcours d’une famille exilée, particulièrement celui d’une enfant de 7 ans qui réussira, à force d’efforts et de questionnements, à embrasser une nouvelle culture sans renier ses origines.

L’auteure de ce roman autobiographique, Caroline Dawson, a été emportée par le cancer (1979-2024). Chapitre « Dors Caroline » : Je crois que tous ceux qui te liront feront revivre la jeune fille, puis la jeune femme lumineuse que tu étais.