Le liseur du 6h27

C’est l’histoire, comprends-tu, de Guylain Vignolles, 36 ans, qui s’est fait écœurer toute sa jeunesse à cause de son nom, déformé en Vilain Guignol. Résultat: Guylain a appris avec les années à devenir invisible pour éviter les railleries.

Il vit seul avec son poisson rouge, Rouget de Lisle, cinquième du nom. Il compte deux amis plutôt excentriques: Giuseppe, un cul-de-jatte en deuil de ses jambes et Yvon, un versificateur qui ne s’exprime qu’en alexandrins.

Il aime les livres mais, comme opérateur de la Zerstor, une machine monstrueuse qui « génocide » les invendus, il est condamné à les détruire. Sauf que, parfois, en nettoyant la bête, il trouve au fond de ses entrailles des feuilles miraculeusement intactes. Il appelle ces pages rescapées du carnage des « peaux vives ».

Puis, histoire de prendre sa revanche sur la vie plate qu’il mène, il lit à voix haute ces peaux vives dans le train du 6 h 27, celui qu’il prend pour se rendre au boulot, devant un public médusé mais qui en redemande.

Un matin, il trouve une clé USB dans le train. Elle comprend un unique dossier au nom peu évocateur de « Nouveau dossier » mais plusieurs fichiers rédigés par une femme prénommée Julie, qui relate au quotidien sa vie de dame-pipi dans un centre commercial. Son ami Giuseppe l’aide à la retrouver d’après les maigres indices contenus dans les textes.

Jolie histoire. En voici des petits bouts:

(Quand Guylain rend visite à Giuseppe, qui a perdu ses deux jambes, broyées par la Zerstor)

Guylain se déchaussa dans le hall d’entrée et, suivant un rituel immuable, enfila les anciens chaussons du vieux, deux pantoufles orphelines qui semblaient toujours contentes de retrouver des pieds.

(Un dimanche ordinaire passé avec son poisson rouge)

Rouget et lui avaient occupé leur journée à tourner en rond, le poisson dans son bocal, lui dans son studio.

(Lisant à voix haute dans le train; pas toujours de la grande littérature)

Guylain entama la première peau vive du jour, une recette de soupe de légumes à l’ancienne qu’il égrena sous le regard ravi des deux soeurs Delacôte.

(Lorsqu’il appelle sa mère, chaque samedi)

Sa mère ne décrochait jamais avant la troisième sonnerie. Trois sonneries, le temps qu’il fallait pour s’ébrouer au sortir de l’absence.

(Lorsqu’il retrouve Julie après plusieurs semaines de recherche)

De son visage incliné vers l’avant, Guylain ne parvint à apercevoir que l’arête régulière du nez, le discret arrondi des pommettes et, plus bas, le renflement légèrement charnu des lèvres. Le rideau des cils ne lui dévoila rien de ses yeux.

(Mais elle finit par lever les yeux et il en tombe amoureux. Il lui laisse sa clé USB sans se faire voir avec un pourboire et un petit mot d’explication)

J’ai découvert qu’il existait sur cette planète un être qui avait le pouvoir de faire paraître les couleurs plus vives, les choses moins graves, l’hiver moins rude, l’insupportable plus supportable, le beau plus beau, le laid moins laid, bref, de me rendre l’existence plus belle. Cette personne, c’est vous, Julie.

Julie va le rappeler. Parle-moi de ça une histoire qui finit bien.

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