Tout est ori

Premier roman de Paul Serge Forest. Qui écrit, sous ce pseudonyme, Tout est ori dans les interstices de sa vie de médecin montréalais. Mais un médecin qui a grandi à Baie-Comeau. Qui s’est fié à ses souvenirs d’enfance sentant le varech et les usines de fruits de mer de la Côte-Nord. L’intrigue est embrouillée, même surréaliste. Je vous en livre des petits bouts.

(Robert, fils de Rogatien, le patriarche décédé, et nouveau patron de l’entreprise familiale Pêcherie Lelarge; il a de grandes ambitions pour ses filles, Florence et Laurie)
« Robert […] les voyait déjà héritières d’un empire mondial du fruit de mer. Il allait falloir qu’elles apprennent l’anglais, les bonnes manières et à ne pas s’en laisser montrer. »

(Laurie, très jeune, durant la relâche scolaire au Massachusetts)
« Elle apprenait l’anglais par contagion, en faisant des igloos et en piquant des carottes dans des bonhommes de neige. »

(Robert et Frédéric Goyette, fonctionnaire dépressif à l’Agence canadienne des aliments; ils ne s’aiment pas)
« Il faut dire que ces deux-là, Lelarge et Goyette, se connaissaient en ce sens que chacun avait luxé l’épaule de l’autre. […] Le reste de l’histoire est inaccessible comme le fond d’une plaie ancienne, qu’on ne peut imaginer qu’en se fiant à la cicatrice. »

(Première rencontre de Goyette et sa blonde Myriam en Norvège)
« À Tromsø, il a rencontré une fille de Godbout par hasard, et, à dessein, l’immensité. Il n’avait jamais aimé comme ça ni une fille, ni une géographie. »

(Serge Cabana, alias Hercule, homardier et mastodonte)
« Sa voix semblait venir d’un endroit en lui vaste et réverbérant comme une cathédrale. »

(Serge Berthelot, alias Sar’h)
« Il avait l’habitude de vendre des clams aux Lelarge, pas beaucoup, mais ça lui permettait d’aller aux danseuses. »

(Laurie découvre à 11 ans qu’elle souffre d’une allergie aux fruits de mer alors qu’elle vient d’une famille qui trempe dedans)
« Laurie était gênée de pleurer. Elle collait sa face le plus possible contre la vitre, mais elle ne pouvait s’empêcher d’alourdir le silence de sanglots et de reniflements. »

(Sa sœur Florence, l’aînée)
« Un matin, Florence est partie en autobus jaune orange pour la polyvalente des Baies, à Baie-Comeau, et elle est revenue avec des seins. »

(Lors d’une grande célébration avec des invités de prestige, tout le monde est malade, possiblement victime d’un empoisonnement)
« Après les clams à l’étouffée dans une fumée d’algues et le sabayon d’oursins aux moules façon caviar, entre le plat de crabe au homard avec jus acide de baies locales et celui de homard avec lichen et thé du labrador, le maire de Baie-Comeau a eu entre les fesses une sensation rabelaisienne qui l’a plongé dans la perplexité. Ancien quart-arrière au football, porteur de montures métalliques fines, il était pourtant robuste et habitué à la bonne chère et au pet; fort du sourcil, il n’a pu s’empêcher de le lever, pris d’une surprise humide […]. Ais-je pété ou chié? »
« La baie de la rivière Trinité devenait une fosse d’aisance à ciel ouvert où le sous-vêtement griffé se portait de préférence autour des chevilles. »

(Mori Ishikawa, un étrange Japonais soi-disant à l’emploi du Conglomérat des teintes, couleurs, pigments, mollusques et crustacés d’Isumi, rencontre Laurie et ses 17 ans sur la plage et lui offre son sperme. Sourcillement de Laurie)
« Il a précisé que ce n’était pas son éjaculation qu’il voulait lui faire voir, mais son sperme, seulement son sperme, il en avait une petite fiole ici, dans sa trousse, qu’il pourrait vider, là sur le sable. C’est qu’il devinait en elle une curiosité des fluides. »

(Laurie se découvre un goût pour la lecture et une attirance pour Mori)
« Elle s’était remise à lire tout en se masturbant, comme si les deux gestes nourrissaient en même temps deux appétits aussi impérieux l’un que l’autre. »

(Réginald dit Saturne, seul fils de Robert dans son logis transformé pratiquement en maison de débauche)
« Au zénith de ce sommeil, la force combinée de son ronflement et de son érection a mis tout le monde un peu mal à l’aise. »

(Laurie avec Mori qui lui apprend le japonais)
« Ils se voyaient de plus en plus souvent. […] Ils parlaient peu. Ils se contentaient de nommer les choses qui les entouraient et de cultiver l’érotisme du vouvoiement. »

(La saison de pêche terminée)
« Comme c’était l’hiver et que personne n’avait pour se distraire, la chasse, la pêche ou l’entretien d’un camp, comme il n’y avait pas de beau temps duquel profiter, on a tout de suite su qu’on boirait. »

(Puis vient le printemps)
« Début avril, le fleuve a des éclats métalliques pas trop bleus. La neige fond par ordre de saleté, de la plus blanche à la plus sableuse. Amoncelée, elle ouate le sable où chaque marée accélère sa fusion. »

(Et le début de la pêche aux clams)
« C’est la pêche aux clams et l’estran est constellé de leurs trous respiratoires, pores dans la plage. À marée baissante, on peut les voir percer comme des milliers d’actes de présence. »

(Robert perd le titre d’actionnaire majoritaire de Pêcherie Lelarge au profit de Mori; il est en beau joualvert)
« Il s’était encabané trois jours dans son presbytère. France ne lui parlait pas. Chacun ne savait l’autre vivant que par les craquements des planchers. »

(Laurie, inquiète, se rend au domicile familial)
« Elle savait que Mori voulait tout. Tout, c’est presque toujours trop. »
« Ça continuait de sentir la viande. Elle essayait de se convaincre que la viande n’était pas Robert. » (Hélas ces parents se sont suicidés)

(Malgré sa peine, Laurie s’attache à Mori qui refuse ses avances)
« Vous êtes mon aboutissement, s’est-il adouci, mais je ne suis que votre départ. Chaque jour, en me réveillant, je me réjouis du fait que vous existez. Cela me remplit de joie, la même joie que j’ai à respirer l’air, à regarder le ciel ou la mer. Et vous êtes belle. Mais on ne fait pas l’amour avec le vent ou les vagues. »

(Mais que sont donc les intentions de Mori à propos de Laurie?)
« Je suis arrivé ici car il y avait des oursins, des mollusques et des crustacés. Puis je vous ai rencontrée et j’ai pensé qu’il y avait la possibilité d’entretenir en vous un univers où l’ori se matérialiserait. Pour le moment, je vous ai montré mon sperme. Vous l’avez vu et j’ai su que je n’aurais pas besoin d’aller ailleurs. Que je ferais l’ori ici et que ce serait avec vous. »

(Sa confession à Goyette)
« Oui. Je fais de l’ori. C’est une nouvelle couleur. C’est fait en matérialisant la conscience humaine et en la faisant digérer par des mollusques. »

Je vous livre la recette de cette couleur inédite qui apporte la joie et renouvelle la sensualité à tous ceux qui réussissent à l’observer, Laurie étant la première : Verser du sperme d’humain dans une coquille, laisser tremper dans la nacre qui filtrera le fluide en sécrétant des pigments oris issus du système nerveux du mollusque. Effets secondaires lorsque cette nouvelle couleur est perçue : On cligne des yeux une quinzaine de secondes tant la couleur est éblouissante; les hommes bandent comme des bêtes toute la journée et les suivantes, mieux, en somme, qu’avec du Viagra; les sujets se dématérialisent, généralement quelques brèves minutes, parfois des jours ou des mois, sans conséquence pour eux.

Un récit réjouissant et une fiction proche de la métaphysique. Laurie, Mori, ori. Des syllabes qui riment, des destinées qui se juxtaposent aux abords d’un fleuve Saint-Laurent pas si tranquille.