Roman de Gabrielle Roy publié en 1954. Une lecture obligatoire en Lettres françaises dans mes années Cégep. Que je ne me suis pas cru obligé de lire. Cinquante ans plus tard, j’ai trouvé le livre encore debout dans ma bibliothèque. Et comme les librairies étaient fermées en cette année COVID, je l’ai lu.
C’est l’histoire, comprends-tu, d’Alexandre Chenevert, caissier dans une banque dans les années 1950 à Montréal. Alexandre ne va pas bien, au physique et au moral. Accablé qu’il est par ses responsabilités d’employé, de mari et de citoyen du monde. Image projetée de notre société actuelle? En voici des extraits.
(Description du personnage)
« C’était un homme petit, chétif, avec un immense front soucieux. Deux plis profonds enserraient sa bouche aux lèvres minces, tirée par des crampes d’estomac. »
« Il lui restait peu de cheveux, partagés rigoureusement, presque un à un de chaque côté d’une raie. »
« Il avait, dans sa vie, perdu quantité de choses, et presque toujours les meilleures: la jeunesse d’abord; ensuite la santé; et maintenant le sommeil. »
(Après une autre nuit sans dormir)
« Puis sa bouche bâilla complètement; elle s’ouvrit, se pinça dans le mouvement lent et pathétique des branchies de poissons. »
(Se rendant au boulot parmi des milliers d’autres travailleurs)
« … cette marche silencieuse, au pas, ce docile mouvement de la foule qui d’elle-même obéissait encore à l’alignement. »
« Qui donc aurait pu s’apercevoir qu’Alexandre n’en pouvait plus. Un petit homme à sa place, quoi de plus invisible? »
(En sortant du bureau du directeur après avoir remis 100 $ de trop à une cliente de la banque)
« Jusqu’à ce qu’il eût franchi la porte, Alexandre se tint le dos raide, la poitrine rentrée. Après, les épaules cherchèrent leur position la plus confortable, ployées et arrondies. »
(Se faisant du souci pour sa femme Eugénie, sa fille et son petit-fils)
« Le malheur (des autres) paraît alléger en quelque sorte le poids familier de la vie. C’est-à-dire que, créant une angoisse fraîche, il écarte presque tout autre motif de souffrance. »
« Il marchait, soucieux et, comme s’il eût été Dieu, s’inquiétant de sa souffrance en des vies issues de lui et jusqu’en des générations à venir. »
(Notes à son dossier après sa première consultation avec le Dr Hudon)
« Petit homme maigre, d’aspect maladif, paraît plus âgé qu’il n’est… Jongle. Souffre actuellement de l’estomac. Souffre de la gorge… de l’indélicatesse et du manque de savoir-vivre de notre époque… Souffre des voisins, de leur radio, de la propagande… »
(Ironisant, après avoir payé le médecin)
« Du reste, à tout bien calculer au regard du prix des consultations, des médicaments, des examens, le bonheur semblait encore la façon la moins coûteuse de guérir. »
(Cependant, Alexandre écoute ses conseils, quitte la ville et se rend se reposer dans un camp de trappeur près de Saint-Donat)
« Et lui, qui ne connaissait pour ainsi dire rien d’autre au monde que la ville, ses poteaux, ses numéros, il la quittait, étonné, troublé comme s’il sortait de prison. »
« Monsieur Chenevert était parti vêtu de son meilleur complet et, à travers la savane, la ronde des moustiques, il avait toujours l’air d’être en route vers sa banque. »
(En pleine nature)
« Parfois, des arbustes touffus, des hautes herbes enchevêtrées, seul émergeait son petit visage que creusaient la fatigue, l’émotion et l’impatience déchirante de connaître si ce qu’il allait ici découvrir ce serait enfin le bonheur. »
« La rosée brillait sur l’herbe, tissée à la manière d’innombrables petites toiles d’insectes. Alexandre eut besoin d’y toucher, de la voir se dissoudre au bout de ses doigts pour comprendre que la condensation de l’eau toute seule pouvait atteindre cet effet remarquable. »
« Il vit l’herbe onduler à ses pieds en longs chemins où passait le vent; des oiseaux qui allaient à la dérive. »
(Et il dort enfin)
« Il s’en alla de ce monde, les paupières tranquilles, les bras doucement allongés à ses côtés, tel un noyé dont la face est tournée vers le ciel. »
« Alexandre n’avait plus de passé et, liberté plus grande encore, pas d’avenir… Son front devint pâle et lisse. Matière inerte et pure, sans froncements, sans rides… Alexandre dormait… Depuis six heures d’affilée, il dormait. »
«… le sommeil déposa Alexandre sur le seuil du jour. »
(Prélude à la plus belle journée de sa vie)
« Alors, Alexandre découvrit ce qu’est le matin: une heure de décision, d’élan, d’enthousiasme, une heure qui rend à l’homme la fraîcheur de sa volonté; un départ; un début de voyage! »
« Que d’impressions heureuses en un seul jour peuvent donc pénétrer un cœur humain, lorsqu’il est libre de les accueillir. »
« Des vaches broutaient autour des souches. Une barbotière captait un bout de ciel, la queue d’un nuage blanc. Une charrette à foin, vide, ses brancards reposant dans l’herbe, projetait un carré d’ombre dans une clairière tout inondée d’un soleil roux… Tout ce paysage entra dans l’âme d’Alexandre. Il lui semblait avoir trouvé l’endroit où il aimerait mourir. »
(Mais il se met vite à douter que ce bonheur soit celui dont il a faim)
« Bientôt, il erra entre les arbres sans plus les voir. »
« Au lieu des berges noires, il aperçut le foisonnement de lumières par quoi les villes se révèlent dans l’ampleur de la nuit. La nostalgie des vies entassées là, des vies solitaires, le surprit, plus fort qu’aucun ennui qu’il eût éprouvé dans son existence: comme un ennui d’éternité. »
« Il rêva aussi de journaux, de magazines en grosses piles sur le trottoir, apportant les nouvelles du monde. Là était la vie, l’échange perpétuel, émouvant, fraternel. »
(Sur le chemin du retour)
« Un Christ surgit au bord du chemin national. Il était relié par des fils électriques à un poteau de l’Hydro-Québec. » (façon moderne de trouver l’illumination)
(Fébrile, s’enquérant des nouvelles désastreuses du jour)
« Cette invraisemblable relation des humains plongea Alexandre dans l’effarement. Il leva les yeux, au hasard, au-dessus des toits, cherchant l’horizon. Et il lut dans le ciel: Buvez Pepsi-Cola. » (nouvelle preuve d’humour caustique de l’auteure)
(Et ça continue)
« La moyenne de vie était plus longue; trois ou quatre années de plus qu’au siècle précédent. Il est vrai qu’Alexandre payait plus d’impôt en retour, des taxes, de tous côtés des taxes, et le coût de la vie montait en flèche. Néanmoins, ce siècle était bon pour les hommes, qui tiennent presque tous, d’abord, à vivre longtemps; ensuite, si possible, heureux. »
(Très malade, alors qu’il n’a plus que la peau sur les os)
« Gandhi lui parut bien favorisé, lui qui avait pu jeûner sans porter préjudice à un patron ou à une compagnie. »
« (Alexandre) en était venu à craindre de manger comme certains, à cause de leur cœur malade, ont peur d’une émotion, de la joie presque autant que du chagrin. »
(À l’hôpital, alors qu’il se fait à l’idée de mourir à 54 ans]
« N’était-ce pas injuste de dépérir au moment où la médecine faisait tant de progrès? »
« Calme, les deux grands plis de sa bouche apaisés, consentant à la mort, tel était Alexandre à présent, et le docteur Hudon en fut pour ainsi dire contrarié. Pour l’abbé Marchand, un homme soumis, c’était le succès. Mais lui, médecin, avait besoin qu’un être humain de toutes ses forces désirât vivre. »
(Visite de son ami et collègue Godias qui lui donne des nouvelles du bureau)
« C’était plus fort que lui. Pour rapporter à l’aise toutes ces bonnes nouvelles, Godias devait employer le verbe au passé. Il lui fallait cette douce tournure nostalgique consentie aux absents, aux visiteurs qui n’ont pas abusé de l’hospitalité, aux morts surtout, ceux-là qui sont devenus les meilleurs. »
(Visite de sa femme)
« Eugénie avait commencé de les découvrir avec étonnement, du jour où ils avaient été séparés, les ingrates qualités qui ne rendaient pas nécessairement la vie facile, bien au contraire: la prudence, l’économie, l’honnêteté et, surtout, la redoutable franchise. »
« Ils se regardèrent alors, presque malheureux de découvrir, à cet instant, si tard, qu’ils s’aimaient. »
(Alexandre, par dérision, faisant le bilan de sa vie)
« Il n’avait pas réussi à être insouciant, tranquille, joyeux et, en même temps, à défrayer ses primes d’assurance. »
(Le dernier jour, entouré du personnel soignant)
« Sœur Alice de la Rédemption vint lui souffler qu’elle avait, de Dieu même, reçu l’assurance que demain, au plus tard, il serait en Paradis; mais, en même temps, elle voulait lui faire avaler une petite cuillerée de bouillon. » (pour la route, sans doute, en cas de petit creux)
« Jusqu’au bout, les uns et les autres, ils défendirent cette pauvre vie comme si elle avait été précieuse, unique et en quelque sorte irremplaçable. » (j’en connais des comme ça, à l’hôpital où je travaille)
(Cinq ans après sa mort)
« Il arrive encore aujourd’hui que le nom soit prononcé ‑ et n’est-ce point chose mystérieuse et tendre, qu’à ce nom corresponde un lien? Il arrive qu’ici et là, dans la ville, quelqu’un dise: Alexandre Chenevert. »
Cinquante ans plus tard, après avoir appris à le connaître, c’est à mon tour, respectueusement, de prononcer son nom: Merci, Alexandre Chenevert.