Clara lit Proust

Clara lit Proust. Roman de Stéphane Carlier publié en 2022 chez Gallimard. Que j’ai acheté parce que je n’ai jamais réussi à lire quelque chose de Proust du début à la fin. Sans doute parce que je suis un homme de peu de mots alors que Proust en use abondamment. Que je préfère les phrases courtes et lui les bavardages interminables. Alors, me suis-je dit, profitons du fait que quelqu’un, même dans un roman, a réussi là où j’ai échoué pour m’instruire. C’est l’histoire, comprends-tu, de Clara, coiffeuse au salon Cindy Coiffure à Lons-le-Saunier, petite ville de 18 000 habitants en Bourgogne-Franche-Comté. Un client y oublie le livre À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. D’ennui, elle commence à le lire. Et ne sera plus jamais la même par la suite. En voici des extraits.

(Jacqueline Habib, la patronne du salon, avec une cliente)
« Jacqueline l’écoute si parfaitement immobile que, de dos, on jurerait qu’elle dort debout. »

(Alors que Jacqueline, résidant désormais dans une petite ville, se souvient de Paris, la grande cité où elle a vécu autrefois)
« C’est peut-être ça, les rides qui dessinent des parenthèses de chaque côté de sa bouche : le regret de ne plus vivre dans la ville où elle a été la plus heureuse. »

(Clara qui remarque que son désir pour son chum s’estompe peu à peu)
« Elle tourne toujours la tête du côté de la vitre mais c’est pour penser à l’effacement du désir, à ses interactions physiques avec JB qui se limitent désormais aux baisers sur la bouche (encore un peu) ou sur le front (de plus en plus). Pour se dire que, bientôt, ce sera plus ou moins comme s’ils étaient frère et sœur. »

(Clara avec un client, celui qui oubliera le livre de Proust en partant)
« Pendant la coupe, ils ne parlent pas. Dans un salon, on redoute facilement le silence, on se sent obligé de l’abréger mais pas cette fois. C’est un silence de concentration, un silence de plaisir, pas de vide ni d’absence. »

(Clara commence sa lecture)
« Les mots sont des fourmis alignées sous ses yeux. »

(Première phrase qui l’arrête dans sa lecture)
« Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. »

(Réaction de Clara)
« Écrire autant de mots pour simplement dire qu’il n’arrive pas à dormir : ce type a un problème, il faut qu’il consulte. »

(Puis elle comprend le propos)
« Cette histoire, c’est celle d’un homme couché qui va et vient entre le sommeil et la veille, le rêve et la réalité, le passé et le présent. »

(Et se laisse imprégner par l’histoire)
« Elle voit sa bouche dire des mots tout en mâchant, elle voit son index ramasser des miettes dans son assiette, elle voit les deux éraflures sur son avant-bras, mais son esprit est ailleurs, dans un village du nom de Combray, à la fin du dix-neuvième siècle. »
« Aujourd’hui, elle a commencé la lecture d’un livre écrit il y a plus de cent ans par un homme qui ne quittait pas son lit, un livre avec des phrases interminables et dont elle a le sentiment, pour une raison qui lui échappe encore, qu’il va la rendre plus forte. »

(Les amours tumultueuses de Swan et d’Odette la passionnent)
« Ce livre réclame un tel engagement, il crée une relation si forte, si exclusive avec son lecteur ou sa lectrice que ce dernier peut facilement avoir l’impression que son entourage s’est ligué pour gâcher son plaisir. »

(Elle change la couverture de sa page Instagram par celle du livre, des jeunes femmes en robe blanche allongées dans l’herbe)
« Vers dix heures du soir, elle est retournée sur Instagram. Sa photo avait reçu dix j’aime. À titre de comparaison, son cliché le plus apprécié, celui du chat réfugié dans le sac de sport de JB avec juste la tête qui dépasse, en a obtenu cent quatre-vingt-treize. »

(Lorraine, une cliente régulière, débarque au salon triomphante. Elle croyait avoir une tumeur au cerveau; ce n’est pas le cas)
« On n’a jamais vu une femme aussi heureuse d’apprendre qu’elle souffre de crises d’angoisse paroxystiques. »

(Clara en pleine lecture)
« Le rythme qu’il (Proust) impose est ce qu’elle apprécie le plus chez lui. Il l’oblige à une lenteur mais aussi à une vigilance. »
« Bien le lire, c’est aussi de ne pas hésiter à sauter des passages Parfois cinq pages qu’elle survole avant de reprendre sa lecture. (…) Elle le fait sans état d’âme, certaine que même Marcel, s’il se relisait aujourd’hui, se trouverait trop long par moments. » (Ben d’accord. Faut comprendre que cette seule œuvre de Proust, écrite de 1906 à 1922, comporte sept tomes et 4000 pages)

(Un peu de sexe)
« Ça parle beaucoup de corps, de peau. Si Proust décrit les vêtements avec autant de précision, c’est pour qu’on sente les corps en dessous. Les corps travaillés par le désir. »

(Clara lit dans l’autobus, en attendant l’autobus, en oubliant parfois de prendre l’autobus pour se rendre au boulot)
« (…) cette sensibilité aux mots, à leur précision, leur musique, tout ce qui caractérise son coup de foudre pour cette œuvre et son auteur, a toujours été en elle. Ces dispositions n’avaient simplement pas d’objet jusque-là, comme une terre restée en friche, tant qu’elle n’avait pas ouvert ce livre. »

(La patronne déplorant la perte d’une cliente)
« Mme Habib a retiré sa fiche de son petit tourniquet comme elle fait pour les clientes mortes et on a oublié sa grande figure (de la cliente) qui s’affaissait vers le bas comme un bougie. »

(Quand Clara annonce à sa patronne que c’est fini entre elle et JB, qui vit maintenant avec une autre fille)
« Mais comment allez-vous faire? Bredouille-t-elle, comme si Clara lui avait annoncé qu’elle avait tout perdu dans un incendie, avant d’allumer une cigarette et de laisser tomber, dans un soupir de femme saoule : Ah, vraiment, il faudrait leur couper la bite. »

(Sa réaction après le départ de JB)
« Comment est-il possible qu’elle se sente privée d’un être qui, lorsqu’il était là, l’encombrait? »
« Un plaisir intense doublé d’une douleur, ou plutôt, une douleur comprise dans un plaisir. Elle ferme les yeux pour approfondir ce qu’elle ressent, devinant que c’est le moyen de s’en débarrasser. Des pensées conscientes accompagnent cet effort, notamment celle qu’elle a certainement été plus amoureuse de JB et plus marquée par son départ qu’elle ne veut l’admettre. »

(Claudie, un transsexuel qui, comme elle, aime beaucoup Proust, trouve que Clara a une jolie voix)
« Cette voix à la fois grave et fragile. L’entendre, un jour comme aujourd’hui, c’est comme reconnaître un visage familier dans un foule. »

(Claudie lui offre de faire des lectures publiques de l’œuvre de Proust)
« Ta voix, Clara, c’est la même douceur, la même délicatesse que ce texte. Ta voix, c’est comme le parfum de l’aubépine. »

(Clara s’exerce)
« Le secret, c’est la lenteur. Elle permet de limiter les risques de bafouillement, de basculement en lecture automatique et, surtout, autorise la personne qui écoute à goûter toute la saveur du texte. »

(Mais elle hésite à quitter son emploi actuel et à se consacrer à un travail purement artistique, celui des lectures publiques)
« Coiffeuse, c’est bien, ça occupe cinq jours sur sept, on reçoit un salaire à la fin du mois et, le mois d’après, on recommence. Ça a un sens, une signification pour la coiffeuse comme pour la cliente, alors que s’installer dans la rue en espérant que les gens viendront s’asseoir sur des tapis pour écouter des extraits d’À la recherche du temps perdu, ça ne correspond à rien dans le monde d’aujourd’hui, on n’en tire rien de visible, rien d’instagrammable contrairement au breakdance ou à deux boules de glace à la vanille de Madagascar joliment présentées dans leur pot. »

(Elle change d’idée en s’écoutant raconter Proust)
« Entendre sa voix de lectrice lui donne l’impression de retrouver une amie très chère. (…) Elle est faite pour ça pour faire entendre la musique des mots, il ne faut plus qu’elle en doute. »
« (…) elle réalise l’importance que son livre avait prise pour elle, du basculement qu’il a permis du monde qui était le sien jusqu’alors vers celui de l’art, des artistes, le seul qui pouvait rendre sa vie passionnante. »

Clara, jeune coiffeuse qui se laisse ainsi happer par l’univers de Marcel Proust et qui en ressortira transformée m’a-t-elle fait changer d’idée sur l’approche trop filandreuse de l’écrivain? Pantoute. Pareil pour Gustave Flaubert, il y a trop de mots dans leurs romans. « Accouche qu’on baptise », dit-on encore au Québec, chez les vieux, pour inciter quelqu’un à abréger son propos. Par ailleurs, l’histoire toute simple de Clara est celle d’une jeune femme qui ne se trouve pas bien dans sa vie actuelle alors qu’une autre voie se révèle à elle. Adieu bigoudis, shampoings, potins de salons, crêpage de chignon. Bienvenue la poésie, les méditations sur la vie et la possibilité de croiser, d’effleurer et de ressentir la beauté des mots à la manière de Proust. Tant mieux pour elle. Tant pis pour moi.