Roman de Grégoire Delacourt qui a aussi écrit La liste de mes envies, un autre livre que j’ai aimé. C’est l’histoire, comprends-tu, d’Emmanuelle, une femme qui approche la quarantaine; elle tombe amoureuse d’un homme, Alexandre, rencontré dans une brasserie. Elle laisse tout tomber pour partir vivre avec lui: son mari, ses trois enfants, sa meilleure amie, sa mère, qui la renie, sa maison, sa ville, son emploi. Comme je lis toujours un crayon à la main, en voici des bouts que j’ai relevés dans le texte.
(Quand Emmanuelle se rend compte qu’elle est tannée de sa petite vie rangée et qu’elle n’éprouve plus de désir pour son mari)
Jusqu’ici, mes aubes avaient été les petits cailloux d’une vie bien ordonnée, d’une promesse ancienne, celle de suivre des chemins tracés par d’autres qui croyaient aux trajectoires parfaites ou, à défaut, aux mensonges vertueux.
(Se rappelant un geste que sa mère posait lorsqu’elle rendait visite à ses petits-enfants)
La façon dont elle pinçait le bras de mes enfants chaque fois qu’elle les voyait, pour s’assurer qu’ils étaient vrais.
(Première rencontre fortuite avec le nouvel homme de sa vie, Alexandre, dans une brasserie, à l’heure du dîner, sur fond de bruit de vaisselle et de brouhaha des conversations; elle sait que sa vie vient de basculer)
Le visage d’un homme qui ignore qu’une femme le regarde, le convoite presque, est parfois bouleversant. Il n’est alors pas dans son genre, ou une posture ‑ séduction, représentation, doucheur, menace ‑, mais au cœur même de sa sincérité.
Mes premières émotions d’adolescente refont surface, suffocantes, décuplées par mon appétit de femme, ma connaissance des vertiges.
(Premier regard échangé entre eux)
Il a souri lorsque j’ai remis en place une mèche de cheveux pour dégager mon visage, de la même façon qu’on entrouvre une robe pour dévoiler la pâleur d’une peau, une douceur, tracer un sillage.
(Pour décrire un moment passé avec son père, en fin de vie, souffrant d’une maladie de dégénérescence)
Un matin où il n’était pas confus, il avait pris ma main, avait soufflé dessus pour la réchauffer, mais c’était la sienne qui était froide. Il m’avait chuchoté: « Éteins-moi ». Je l’avais alors étreint au plus près de moi ‑ j’avais mal compris.
(Première conversation avec Alexandre alors qu’elle se met à rougir)
Je sens la rose éclore sur mes joues.
Je suis amoureuse. Je suis fiancée au désir.
(Quand elle raconte à sa fille ado, Manon, qu’elle n’aime plus assez son père pour demeurer avec lui et qu’elle quittera la maison)
Je lui dit que le flou du regard de son père ne m’embellit plus, que ses caresses ne m’apaisent plus. Je lui dit qu’il n’a plus peur pour moi, qu’il ne me regarde plus dormir, et qu’il ne me demande plus, le soir, de lui promettre d’être vivante au matin.
Notre amour se nourrissait des choses passées.
(Réaction de sa fille)
Elle proteste. Ses larmes dessinent des griffes noires sur ses joues.
(Alexandre meurt frappé par un autobus en se rendant la rejoindre à la gare; Emmanuelle est effondrée; elle n’a même pas couché avec lui)
Le sol était de l’eau et la houle me faisait tanguer. Il me semblait me noyer, Je regardais le monde et je voulais hurler. Mes larmes, comme de l’acide, brûlaient mes joues. Dans le hall de la gare, je suis tombée sur les genoux. Je n’avais plus de forces. Les voyageurs pressés me frôlaient, d’autres me contournaient comme si j’étais contagieuse. Une lépreuse de chagrin.
(Recueillie par Mimi, la patronne d’un camping qui décèle tout de suite qu’elle est en peine d’amour)
Vous voulez rester combien de temps, vous et votre chagrin?
(Emmanuelle y demeure, comme une réfugiée, pendant un an sous l’emprise d’une tristesse infinie)
La solitude, ça fait disparaître du vocabulaire des phrases entières.
Alors je courais dans la mer noyer mes larmes et je sais, depuis, pourquoi la mer est salée.
(Elle apprend que son mari, Olivier, qui s’est fait une nouvelle blonde, souffre d’un cancer. Sa blonde le quitte en apprenant la nouvelle. Bernadette retourne auprès d’Olivier partager avec lui ses derniers moments de vie)
Je me dis qu’on s’interroge ici sur la vie après la mort, alors qu’il y a beaucoup plus important: la vie avant la mort.
Heureusement, l’histoire finit bien comme j’aime. Olivier s’en sort. Sa blonde revient. Les trois enfants d’Emmanuelle renouent avec leur mère. Qui fredonne guillerettement la chanson L’amour flou de Jeanne Moreau et se dit qu’elle a appris deux choses dans cette aventure: « Ceux qui nous aiment nous quittent, mais d’autres arrivent ». « C’est dans le présent que tout dure puisque rien n’est achevé ».