En cette nuit du 24 décembre, la météo affichait 15 C sur Bethléem. La planète se réchauffe, songea Joseph, se rappelant qu’elle indiquait 5 degrés de moins lorsqu’il y était venu avec ses parents durant les vacances scolaires du solstice d’hiver. Une période heureuse pour les enfants qui reçoivent des présents de leurs aînés, généralement un bijou de pacotille pour les filles, une fronde pour les garçons, comme celle de David qui terrassa Goliath, le géant philistin.
Doux moment doublé d’un congé d’enseignement des cinq livres de la Torah au temple par le rabbin. Six cent treize commandements à apprendre par cœur. « Par les chérubins du tabernacle de l’Arche d’alliance », jura-t-il selon l’évangile de Joseph, une dizaine de commandements, ce serait bien assez! Pourquoi apprendre à lire et à retenir tant de règles? Alors que, devenu adulte, il ne souhaitait qu’une chose : exercer le métier de charpentier. Et ensuite, travailler dur, mettre de côté autant de deniers de l’occupant romain que possible, devenir un bon parti pour une femme, se marier et avoir des enfants. Vivre alors sans hâte, amoureux de son épouse et regarder grandir sa trâlée de garçons et de filles.
Marie émit un râle sur la bête qu’il avait louée chez Communâne. Enceinte jusqu’aux oreilles. Elle allait accoucher bientôt. Il avait cogné à la porte des trois auberges de Bethléem. Rien de libre, pas même un grenier. Le dernier aubergiste lui offrit un nouveau forfait sur le marché, un Airbnb : « appartement à l’air pur, à la belle étoile, négociable à bas prix »; son étable à la sortie du village. Un bœuf et une mule leur tiendraient compagnie. Dix sesterces. Quoi? Une telle somme pour un trou pareil. Décidément, se loger de nos jours, coûtait la peau des fesses. Faute de mieux, Joseph paya, prélevant les pièces sur l’impôt qu’il devait verser au gouverneur romain et au roi Hérode, raison pour laquelle, en cette année de recensement, depuis six jours, Marie et lui cheminaient vers Bethléem. Marie perdit ses eaux à ce moment et une grande flaque se sépara en deux juste devant les pieds de Joseph. Moïse dut se sentir comme lui quand la mer Rouge s’écarta : anxieux. Mais il se ressaisit rapidement. Il prit la main de sa femme avec douceur pour la réconforter. Il l’aimait plus que tout.
Il l’avait rencontrée à Nazareth où elle était née, durant Pâque, la fête des pains sans levain. Elle s’y trouvait avec ses parents, Anne et Joachim. Jolie, petite, des yeux profonds comme le Lac Tibériade, les cheveux foncés comme la nuit. Ils se fiancèrent selon la tradition. D’abord l’erusin : Marie, mariée à Joseph devant la loi, vivra une année encore chez ses parents. Puis la missuin, cérémonie consacrant son changement de statut, de jeune fille à jeune femme, en âge de procréer, demeurant sous le même toit que son mari. Cependant, vers la fin de l’erusin, Marie tomba enceinte. En pleurs, elle confia à Joseph que l’ange Gabriel lui était apparu. Il l’avait informée qu’elle avait été choisie, parmi toutes les femmes, pour porter le Fils de Dieu. « Tu lui donneras le nom de Jésus. »
Joseph n’eut aucun doute que sa femme lui avait été fidèle et qu’elle disait la vérité. Il réfléchit, lui présenta son plan : n’annoncer la nouvelle à personne. Marie était enceinte mais ça ne paraissait pas encore. Comme ils allaient bientôt habiter ensemble, les langues sales du village ne pourraient pas colporter qu’elle avait fricoté avec un autre que lui. Pour qu’elle soit ensuite accusée d’adultère et lapidée sur la place publique, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Marie lui sauta au cou et le frencha goulûment. Joseph lui rendit son baiser et lui tapota les fesses en signe de contentement. Cependant, il aurait préféré que son premier fils s’appelle Élie au lieu de Jésus, un prénom trop commun en Palestine. Inutile, s’était-il dit, de débattre du sujet avec un ange envoyé de Dieu. Chose certaine, sa première fille se nommerait Appia.
Marie eut sa première contraction. Heureusement, ils étaient arrivés à destination. Joseph prépara une couchette de foin sur laquelle sa femme s’étendit. Il la couvrit de son manteau de laine. Marie gémit très fort, secouée par une autre contraction. Des bergers accoururent, alertés par les cris. L’un d’eux, qui avait délivré des dizaines de brebis, offrit son aide. Joseph accepta. Marie hurla en patois araméen que personne ne comprit : « Pourquoi moi, Seigneur? Plus jamais Vous entendez, PLUS JAMAIS. C’est trop dur d’accoucher du Fils de Dieu. » L’enfant, encore dans le ventre de sa mère, montra enfin sa tête divine mais distordue à la mule et au bœuf qui ventilaient leur haleine sur lui pour le réchauffer. Le premier souffle du Fils de Dieu sur terre, contrairement à celui de son Père, fut plutôt fétide. Puis, tout gluant, il glissa sur la paille où Joseph le recueillit.
Heureux mais un brin hésitant, il remit l’enfant à Marie qui, oubliant ses douleurs, l’embrassa aussitôt sur le front. Les bergers applaudirent. Joseph vit alors trois hommes habillés richement qui assistaient à la scène. « Qui êtes-vous? » « Nous sommes des visiteurs venus de l’Orient, guidés par une étoile; celle qui a arrêté sa course au-dessus de ce lieu. Je suis Melchior, venu de Perse. Permettez-moi de rendre hommage à cet enfant en lui offrant un coffret d’or. » « As-salamu alaikum, que la paix et le salut soient sur vous. Je suis Balthasar, venu d’Arabie. Permettez-moi d’offrir à l’enfant cette carafe d’encens. » « Je suis Gaspard, mais mes amis m’appellent Gas. Yo! J’ai parcouru une longue route depuis l’Inde. Permets que j’offre à l’enfant ce flacon de myrrhe. »
« Que le foutre d’Hérode soit changé en lait de chèvre », jura intérieurement Joseph comme un vrai gars de la construction. « L’or, c’est bien mais les deux paliers de gouvernement, le romain et le juif, m’en prélèveront sûrement la moitié en impôts. » « Ciel », songea Marie, l’encens est une résine aromatique qui dégagera une odeur si agréable dans la maison. Masquant la senteur des vernis utilisés par Joseph dans son atelier de meubles. Et la myrrhe est un parfum qui accroît la sensualité de la femme; je n’ai pas l’intention, comme épouse légitime, à seulement 17 ans, de rester pucelle toute ma vie. Je pourrai aussi l’utiliser comme huile essentielle pour soulager les douleurs rhumatismales et dans le traitement des ulcères de la bouche et des gencives.
Au matin du 25 décembre, les mages sur leurs chameaux, les bergers et leurs moutons avaient pris congé; les uns pour se rendre aux danseuses à Jérusalem, la plus grande ville de Judée, les autres pour amener brouter leur troupeau. Jésus se mit à pleurer; il avait faim. Marie lui donna le sein. Évoquant tout bas les autres prédictions que l’ange Gabriel lui avait confiées. Que son enfant mettrait du temps à ne plus faire pipi dans sa couche. Qu’ado, il serait victime d’intimidation à l’école; que les autres élèves le baptiseraient « Le Bolé du temple » parce qu’il serait le seul à pouvoir répondre à toutes les questions des docteurs de la Loi. Qu’adulte, il prononcerait des sermons sur la montagne. Qu’il accomplirait des miracles. Qu’il marcherait sur les eaux. Qu’il ressusciterait les morts. Qu’il transformerait l’eau en vin; c’est Joseph qui va être content, se dit-elle. Qu’il vivrait au domicile de ses parents jusqu’à l’âge de trente ans; normal vu le prix des loyers dans toute la Galilée. Mais elle eut aussi l’impression, intuition de femme, que l’ange annonciateur ne lui disait pas tout. Peu importe. En ce jour de fête du solstice d’hiver, une appellation vieille comme le monde qu’à son avis il faudrait moderniser, elle avait reçu son plus beau cadeau : un fils.
Joyeux Noël.