La belle lurette

« Je ne suis certainement pas doué pour la parole. C’est peut-être pourquoi je me suis mis à écrire. » (Henri Calet, 1904-1956)

Son premier roman, Calet le publie en 1935: La belle lurette. C’est l’histoire, comprends-tu, en grande partie, de l’auteur lui-même, né début 1900, qui passe son enfance à Paris et son adolescence à Bruxelles. Parmi les petites gens, marchands à la sauvette, pâles putains, pouilleux, ivrognes, insoumis. Êtres fragiles et marginalisés. Vivant le présent dans l’inquiétude. L’écrivain les décrit avec humanité et indulgence car il les a longtemps côtoyés et qu’il connaît par cœur leurs motivations et leurs agissements. En voici des extraits.

(La naissance d’Henri)
« Je suis un produit d’avant-guerre. Je suis né dans un ventre corseté, un ventre 1900. Mauvais début. »
« Tas petit de chair molle, oublié au fond d’un tiroir de commode aménagé sommairement en berceau. »

(Le petit tas de chair grandit)
« Je n’eus plus six mois, je n’eus plus un an. J’eus des culottes et deux ans. »

Son père quitte femme et enfant. Sophie, sa mère, élève Henri seule en exerçant divers métiers: rempailleuse de chaises, femme de ménage, avorteuse, diseuse de bonne aventure. Arrêtée pour fabrication de fausse monnaie, elle passe quatre ans en prison. Et Henri, quatre ans en orphelinat.

(Sa mère au pénitencier, surveillée par des sœurs de la charité chrétienne)
« Cette sœur était une vraie saleté. Ma mère avait déjà eu des démêlés avec elle à propos de son corset qu’elle réclamait et que sœur Angèle ne voulait pas lui rendre pour la raison que la Vierge n’en portait pas. »

(Libérée pour bonne conduite, Sophie récupère son fils et fait la rencontre de Monsieur Antoine, un Belge)
« J’écoutais les mots et le tapage des grands coïts de ma mère et de Monsieur Antoine. »

(Sa mère a alors quarante ans)
« À quarante ans, elle avait faim de vie. De potelée, elle devenait pansue. Il n’y avait plus de temps à perdre. Quarante ans pesantes. Des années qui tombent, par jours, lourdement sur la gueule et qui abîment. »

(1914. Début de la Grande Guerre. Monsieur Antoine juge prudent de quitter la France avec Sophie et Henri pour la Belgique, pays neutre)
« Nous sommes partis, en débandade et sans but, dans la soirée d’octobre qui posait une mince couche de froid sur les épaules. »

(Mais la guerre les rattrape)
« Troupiers, cavaliers et civils allaient vite, fuyards mêlés et muets, sous le bombardement. Les projectiles explosaient près de nous dans les polders vides, après avoir sifflé et rayé le ciel. »

(A Bruxelles, Sophie trouve un emploi de Madame Caca dans un grand hôtel. Henri est placé en pension dans une école. Le fils du directeur, un garçon de 19 ans, l’initie aux mystères de la masturbation, seul et à deux)
« À la fin, il éjaculait dans ma bouche, le fils du directeur. La connaissance entrait en moi. »

(La guerre continue. Ça commence à mal aller pour les Allemands)
« Ils mangeaient déjà la graisse de leurs cadavres. C’est tout dire. Des trains silencieux amenaient les corps dans des fabriques où ils étaient rôtis et dégraissés. » (Un aspect répugnant de la guerre que j’ignorais)

(En pension chez les Slache, après qu’Henri eut montré de mauvaises notes à l’école à Madame Slache)
« Au lit! Pas de sortie! Pas de dimanche! En Belgique, le dimanche est la petite somme d’argent qui est donnée aux enfants pour passer agréablement ce jour. » (est-ce encore le cas, Marie-Claude, ma Belge préférée?)

(Au printemps de 1916)
« Le printemps éclata tôt en 1916. Cela commença au ciel par des blagues de nuages en boule; cela commença, en même temps sous la terre. D’en haut, cela descendit et se posa; d’en bas, cela monta, par les racines. Sur les arbres du jardin, il y eut des fleurs. »

(Mais la guerre continue)
« Bruxelles était une étuve, un dépotoir, un boxon grandiose. Un arrêt court dans le voyage de la vie au trépas. Une pause pour les officiers avant d’aller respirer le parfum des violettes par en dessous; pour les hommes avant d’aller manger les pissenlits par la racine. »

(Malade, Sophie quitte son emploi de Madame Caca et devient femme de chambre chez Ernestine, une jolie provinciale venue faire la putain à Bruxelles. Les affaires sont bonnes)
« Elle (Ernestine) engraissait lentement, faisait du lard comme le constatait ma mère. »

(Henri retrouve sa mère et apprécie Ernestine)
« Chemises légères et tachées, dentelles de soutien-gorge bleuies sous les bras par la sueur, culottes de jersey avec des traces à l’intérieur, le long de la couture… linge sale dont je m’emparais pour y retrouver les odeurs qui amènent les érections. »

(Il tombe amoureux d’Antoinette, fille du propriétaire de l’hôtel de passe)
« Je l’étreignais trop et je l’embrassais mal. Elle sentait le linge propre et blanc. »

(Après la guerre, Sophie et Henri retournent à Paris. Ils retrouvent leur chambre de la Cour de la Grâce de Dieu. Ils y rencontrent aussi de nombreux soldats racontant leurs opérations chirurgicales dont ils sont sortis meurtris, diminués, pour ne pas dire raccourcis)
« Je suis gazé, aveuglé, trépané, commotionné, piqué, esquinté, émincé, bombé, anémié, enfilé, balafré, tailladé, défiguré, éventré, éborgné, crevé, amoché, déchiqueté, amputé, empoté, embroché, écrasé, recollé, replâtré, estropié, mutilé, brûlé, cicatrisé, perforé, couturé, édenté, troué, contusionné, émasculé… pour le reste de mes jours. »

(Parmi d’autres rescapés de la guerre dont Monsieur Antoine pour qui les choses ne vont pas bien)
« L’échelle sociale, il la descendait. »

(Et Nana, une prostituée)
« Il ne faut pas que ma fille sache que sa mère est une traînée, disait Cul Pourri (sobriquet de Nana) en s’essuyant le nez. On s’accordait tous dans le milieu pour dire qu’elle se trouvait bien dans la lignée des putains au grand cœur. »

Écriture serrée. Voix attachante mais acuité de la vision. Humour, parfois laconique et glacé mais aussi bienveillant, qui se glisse entre les lignes, au gré des ellipses. Poésie des petites gens qui fait battre le cœur et ouvrir les yeux. Et bien que l’histoire se passe « il y a belle lurette », il y a si longtemps, capable encore d’atteindre à vif les lecteurs d’aujourd’hui.

Répondre au devoir ou commenter