Martine, 17 ans, terminait sa deuxième année d’études au Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue. Le campus de Val-d’Or accueillait 550 étudiants; trente dans sa spécialité, le programme Microédition et hypermédia. Créative, appliquée, Martine adorait surtout concevoir des sites web et des jeux vidéo.
Comme elle avait deux heures à attendre avant son prochain cours, elle s’installa à la cafétéria pour y étudier tranquille. La bibliothèque l’inspirait peu; pas moyen d’y boire un café. Or comme elle en avalait une dizaine par jour, elle préférait éparpiller ses notes et faire des taches sur une table pliante à la cafétéria que d’ouvrir ses livres en silence sur un pupitre propret en simili-chêne à la bibliothèque.
Elle vit au loin Étienne, un étudiant de sa classe. Le meilleur après elle. Qui la fixait avec intensité. Qu’est-ce qui se passe depuis trois jours? Hier, c’était une inconnue du même âge qu’elle qui l’avait fusillée du regard. La veille, un cuisinier replet, chauve du crâne mais poilu du dos jusqu’à la craque des fesses, l’avait servie en bavant presque dans sa soupe won ton.
Soudain irritée par ce curieux comportement, Martine fourra ses cahiers dans son sac, bondit comme un chat à qui l’on a pilé sur la queue et se dirigea, le regard mauvais, droit vers Étienne. Celui-ci se raidit en la voyant venir.
Mais Martine se buta contre les larges palmes du ventilateur géant suspendu au plafond qui lui souffla un bloc d’air froid en pleine face. Elle frémit de la tête et claqua des genoux, à deux pas d’Étienne, sa tignasse recouvrant l’entièreté de son visage.
« On dirait bien que tu as été victime d’une attaque de cheveux, se moqua-t-il gentiment. »
« Depuis quand tu fais de l’humour toi, le bollé de la classe après moi? »
Étienne se tut, empêtré par ses mains dont il ne savait que faire, sur ses jambes, béquilles inertes sur lesquelles il était perché tout tremblotant, pris de vertige, comme si ses membres appartenaient à quelqu’un d’autre.
Lourd silence, valse-hésitation.
« C’est qu’aujourd’hui, je ne suis pas Étienne. Je suis Rémi. C’est mon vrai nom. Je suis mort d’un accident de moto il y a deux semaines. Un camion d’Amazon m’est passé dessus. Depuis, chaque jour, j’emprunte le corps de quelqu’un, garçon ou fille. Aujourd’hui, c’est le corps d’Étienne. Hier, je squattais le corps d’Antoine qui travaille à la cuisine du collège. La veille, c’était celui d’Elsa, tsé la fille qui te regardait de travers. Je ne veux pas te faire peur. Je voulais simplement faire ta connaissance. »
Stoïque, Martine souffla fort devant elle, crachant même un peu, et ses yeux se frayèrent un chemin au travers le rideau opaque de ses mèches bleues.
« Es-tu un Goa’uld? »
Rémi sourit. Martine faisait référence aux extraterrestres de la série télévisée Stargate qui parasitent le corps des humains. « Non. Je pense plutôt que je suis, euh, que je suis… une âme. »
Martine le jaugea du regard. Cinq secondes lui suffirent pour croire à son histoire. Elle se commanda un autre café, prit fermement la main de Rémi et l’entraîna à une table, le plus à l’écart possible des autres étudiants.
« Explique. Habitais-tu à Val-d’Or? »
« Oui. »
« Sur quelle rue? »
« Lévis. 839 rue Lévis »
« As-tu de la parenté ici? »
« Ma mère, mon père, mes deux sœurs. »
« Étudiais-tu au cégep? »
« Oui. »
« En quoi? »
« Lettres françaises »
« Est-ce que ça fait mal de mourir? »
« Je n’ai rien senti. »
« Comment as-tu fait pour devenir une âme? »
« Une âme en peine, tu veux dire. Au moment de la collision, je me suis comme détaché de mon corps. C’était drôle, je pouvais me regarder, disloqué comme une poupée de chiffon, mort. Il y avait un couloir de lumière. Je me suis dirigé vers elle sans me poser de questions, c’était comme la seule direction à prendre. Mais le gars, le chauffeur, a débarqué de son camion et s’est placé juste devant moi au moment où j’y entrais. Et je me suis comme… je me suis comme fondu en lui. »
« Pourquoi changes-tu de corps tout le temps? »
« Ça me gêne d’occuper le corps d’un autre. C’est pas le mien, tu comprends. J’essaie de me faire tout petit mais j’ai l’impression que je dérange. Je me sens comme de la visite qui colle sur le pas de la porte quand c’est le temps de partir. »
« Mais comment se passe la cohabitation? »
« Pas pire malgré tout. Le jour, mon hôte a l’impression de ne pas être tout à fait lui-même mais ça arrive à tout le monde de se sentir comme ça. Je n’interviens généralement pas mais aujourd’hui c’est spécial car je voulais te parler. Étienne se souviendra qu’il t’a rencontrée à la cafétéria, qu’il t’a dit quelques mots concernant un travail d’équipe à remettre, puis c’est tout. J’effacerai tout le reste de sa mémoire. Le soir, si mon hôte est tranquille chez lui, j’interfère plus. Je me pose des questions existentielles, si, par exemple, je prendrai possession bientôt d’une nouvelle enveloppe charnelle bien à moi ou si ma forme actuelle durera toujours, mais c’est comme si c’était mon hôte qui se les posait. La nuit, je participe à ses rêves. Parfois, je ne fais que ressentir les siens, parfois c’est moi qui les lui inspire. Tu sais, ma journée est longue car je ne dors jamais. »
« Fatigué? »
« Plus que fatigué. Je dirais vidé de toute substance, usé, dépité. »
« Depuis trois jours, essaies-tu de me cruiser? »
« Euh on peut dire ça. Je te trouve jolie. Et intéressante. En plus, tu goûtes bon. »
« Comment ça? »
« À ton cours de ce matin sur les Technologies émergentes, je me suis matérialisé en maringouin. Ben oui, les âmes peuvent prendre la forme des pierres, des animaux, même des insectes. Je me suis posé délicatement sur ta nuque mais tu as failli m’écrabouiller en me donnant une claque. »
« C’était toi. Je t’ai entendu me siller dans les oreilles. Tu m’as piquée ? Tu as bu mon sang? »
« Non, boire du sang, c’est dégueu. Je voulais juste… tenter un rapprochement comme font les participants à l’émission Occupation double. Et euh, j’en ai profité pour regarder dans ton corsage, désolé. »
Interdite, Martine fut soudain secouée d’un fou rire convulsif, incontrôlable. Elle tapa du poing sur la table et renversa ce qui restait de son café froid.
« Première fois que je me fais cruiser par un maringouin. »
« Je sais, reprit Rémi, amusé lui aussi, dans cet état, ça n’aurait jamais marché entre nous. »
Martine rit de plus belle, se leva de sa chaise, épongea la flaque de café sur la table, prit ses affaires et, avant de lui tourner le dos, regarda Rémi : « On se voit demain? »
« En Étienne? ».
« Non. Surprends-moi. » Et elle se rendit, souriante, heureuse, à son dernier cours de la journée.
Les jours suivants, Rémi se présenta à Martine dans le corps d’autres étudiants. D’étudiantes. D’un livreur de pizza. D’un sans-abri qui en avait réclamé une pointe. D’un rappeur algonquin. D’un mineur ukrainien. D’un prêtre qui lui demanda, devant l’Église Saint-Viateur, si elle voulait se confesser à lui; elle l’avait trouvé bien bonne. Rémi n’avait qu’à prononcer la formule magique, « nom d’un maringouin », pour qu’elle le reconnaisse aussitôt. Peu importe le corps dans lequel Rémi se matérialisait, ils parlaient de tout : de la vie étudiante, de la bouffe à la cafétéria, des cours que Martine préférait, de sa famille, elle venait de Lebel-sur-Quévillon, une petite localité située à 150 kilomètres au nord de Val-d’Or, des quelques amis qu’elle fréquentait ; de l’orientation Lettres que Rémi avait choisie sous l’impulsion de son orienteur au Secondaire V qui trouvait qu’il écrivait bien alors que c’est sa mère qui rédigeait le plus souvent ses compositions, de toute façon, il voulait se rendre à l’université et devenir bibliothécaire pas écrivain, de son père qui avait toujours craint qu’il se tue à moto, de son grand-père qui lui avait appris à jouer aux fers et aux dames.
En dehors des jours de classe, ils se voyaient beaucoup et formaient comme un vieux couple, peu importe l’apparence que Rémi revêtait. Ils marchaient souvent, main dans la main, collés l’un sur l’autre, sur la 3e Avenue, la rue principale de Val-d’Or. Rémi lui fit visiter le pit de sable, à deux rues de chez lui. Immense, profond, c’était là, plus jeune, qu’il jouait à la guerre l’été et qu’il faisait du ski l’hiver avec ses amis. Ils cueillirent des framboises dans le sous-bois. Ils allèrent voir des films au Théâtre Marcel. Le sourire de Rémi, regardant Martine, était toujours le même, pénétrant, lumineux. Celui de Martine regardant Rémi, rayonnant, rassuré.
Elle prit les devants. « Tu viens? »
« Où? »
« Dans ma chambre. J’irais bien chez toi mais ça pose un problème. »
Rémi la retint, incrédule. « Tu es certaine de vouloir de moi. Je veux dire dans ce corps? »
« Je suis certaine de vouloir de toi dans ton essence. Tu laisseras ce corps à la porte. »
« Mais je n’ai encore jamais fait l’amour. De mon vivant ou depuis ma mort. »
« Moi aussi je suis vierge. Mais je trouve ça moins malaisant de me déshabiller toute nue devant une âme. Dépêche avant que je change d’idée. »
La résidence des étudiants où Martine logeait se trouvait à proximité du cégep ; sa chambre, au 2e étage. Elle sortit sa clé, débarra et entrouvrit la porte. « Compte jusqu’à dix et viens me rejoindre. » Elle referma la porte derrière elle. Rémi congédia son corps d’emprunt qui redescendit l’escalier comme un zombie. Il irradia la porte et passa de l’autre côté tel un être de lumière.
Martine se tenait debout devant lui. Elle vit, sans crainte, sa silhouette se profiler au travers l’émanation incandescente. « Sois doux. » Rémi approcha sa tête de la sienne et lui sourit. Il se coula en elle. « Je le serai », dit-il, empruntant la voix de Martine. Puis il l’enveloppa de ses bras et elle eut l’impression que ceux-ci se dénouaient, l’enveloppaient et devenaient immenses. Comme ceux de King Kong, pensa-t-elle, quand le gorille géant étreignait délicatement Ann Darrow, la jeune actrice du film, qu’il la soulevait comme s’il s’agissait d’une brindille et qu’il la conduisait en sécurité, loin de toutes les afflictions du monde. La bouche diaphane de Rémi l’embrassa dans le cou, puis dans les oreilles ; elle gémit. Elle frémit encore quand il lui caressa le dos, les bras, les doigts, les seins, les cuisses. Les mains de Rémi, invisibles, affleuraient de partout et heurtaient voluptueusement chaque enflure de sa peau. Martine, fiévreuse, fut secouée de spasmes ; elle cria. Alors Rémi la couvrit de toute sa lumière, pénétra sa chair, se fusionna à elle et unit son âme à la sienne.
« Rémi? »
« Oui. »
« Si tu me parles avec ma voix, c’est que tu te trouves encore en moi? »
« Bien vu. »
« Veux-tu sortir et dormir en cuiller contre moi cette nuit? »
« Certain »
« Recommence pas comme tantôt, hein, sinon je t’assure que tu vas te réincarner en descente de lit. Je suis claquée et j’ai un examen demain à 8 h »
« D’accord. »
« Tu vas me réveiller si je passe tout droit? »
« Promis. »
« Bonne nuit mon fantôme d’amour. »
« Bonne nuit ma belle Abitibienne que j’aime tant. »
« Rémi? »
« Qu’est-ce qu’il y a encore? »
« Si tu te rends compte que je fais un rêve érotique en pensant à toi, chante-moi une berceuse, ça devrait me calmer. »
« OK. Dors maintenant »
« Mmm. »