Oiseaux de passage

Brique de 615 pages de Fernando Aramburu, un écrivain espagnol. Roman traduit en français et publié en 2023 chez Actes Sud. Que j’ai payé 50 $. Une vraie folie. Alors que d’habitude j’achète des éditions en livre de poche.

C’est l’histoire, comprends-tu, de Toni, 54 ans, professeur de philosophie au secondaire à Madrid qui, de son propre aveu, « se traîne les pieds sur le sol de la vie. » Désillusionné, il décide de se suicider. Dans un an. Et, pour en expliquer la raison, il écrit son journal : douze mois, douze chapitres; 365 jours, 365 tranches de vie rédigées dans le désordre chronologique de ses souvenirs. En voici des petits bouts.

(Toni, désenchanté)
« La vie ne me plaît pas. Si belle qu’elle soit, selon certains chanteurs et certains poètes, elle ne me plaît pas. Qu’on ne vienne pas me chanter les beautés des couchers du soleil, de la musique ou des rayures du tigre. Tous ces décors, aux chiottes! (…) J’aimerais beaucoup que Dieu existe pour lui demander des comptes. Pour lui dire en face ce qu’il est : un bon à rien. »
« J’ai prévu de me suicider dans un an. J’ai même fixé la date : le mercredi 31 juillet au soir. C’est le délai que je m’accorde pour mettre mes affaires en ordre et comprendre pourquoi je ne veux pas rester en vie. »
« Il ne m’a pas été donné non plus de connaître l’amour véritable. J’ai feint avec habileté, parfois par compassion, parfois pour recevoir en récompense des mots aimables, un peu de compagnie ou un orgasme. »

(Dans la maison où sa mère, souffrant d’une maladie dégénérative, termine sa vie)
« Il y a des vieux que personne ne vient voir. On les colle dans cette résidence comme on se débarrasse d’un objet inutile. »
« Il suffit de voir comment elle s’éteint, plongée dans l’apathie. Raúl (son frère) lui a apporté un jour une photo d’elle, au cas où soudain, elle aurait eu un instant de lucidité. Cette breloque est toujours là, encadrée, bien en vue sur la table, aussi utile qu’un animal empaillé. »

(Un autre jour, il l’amène au jardin)
« Aujourd’hui, elle est tranquille. On a dû lui donner des médicaments. Je crois qu’on gave les vieux de pilules pour les garder soumis. Il vaudrait mieux qu’ils les lavent plus souvent. Mon odorat était agressé par l’odeur de maman. Le gazon, en revanche, a l’air bien entretenu. »

(Devant le monument de son père)
« Je me suis étendu sur la tombe. Je voulais sentir comment on repose au cimetière. »
« Ma relation avec papa s’améliora après sa mort. Je veux dire que je suis ravi de le convoquer de temps en temps dans mes souvenirs. »

(Bien qu’incroyant, il entre dans une église pour conclure un marché)
« Le Christ de l’église San Francisco de Borja a la tête penchée sur un côté. Impossible qu’elle me regarde. Je lui ai murmuré des propos du genre : Si tu m’envoies un signe, je renonce à mon projet. Tu gagnerais un adepte. Il me suffit que tu tournes la tête vers moi, que tu fasses un clin d’œil, bouges un pied, ce que tu voudras, et en échange je renonce à l’idée de me tuer. »

(Sa première rencontre avec Amalia qui deviendra sa femme)
« On rentra à l’hôtel après minuit, et je n’ai jamais vu une femme quitter ses vêtements aussi vite, on aurait dit qu’ils lui brûlaient le corps. »

(Avec Pattarsouille, son ami amputé d’un pied lors d’une explosion perpétrée par un groupe terroriste, discutant des façons de mourir, certains hommes éjaculant au moment où ils se pendent)
« J’avoue que je suis très séduit par cette simultanéité de la mort et du plaisir. Se pendre est ordinaire, rapide et simple. Une aubaine si de plus c’est jouissif. »

(À la naissance de son fils, Nikita)
« Et je vis apparaître une petite tête couverte de cheveux noirs. Mon fils. Il glissa vers l’intérieur, disparut de ma vue, et ressortit enfin, humide et violet. »

(Avec son frère Raúl et son épouse, êtres qui lui tombent royalement sur les nerfs)
« Un soir, on croise Raúl et María Elena chez maman, et ils n’ont pas de meilleure idée que de nous raconter tout fiers qu’à l’âge de Nikita leur fille aînée récitait déjà Merci Petit Jésus, qu’elle était un moulin à paroles et connaissait plusieurs chansons par cœur. Je leur demandai si elle donnait aussi des interviews. »

(Un jour où il est bien)
« Il y a des journées comme celle-ci où on se sent tellement bien qu’on a envie d’héberger une âme. »

(Divorcé, il ne peut voir son fils qu’une fin de semaine sur deux)
« Je ne pouvais le voir que lorsqu’on me le prêtait, de la même façon que celui qui va emprunter un livre en bibliothèque, doit le rendre au bout d’un certain temps. »

(Marié avec Amalia)
« Amalia comparait ma bibliothèque à une plaie. Il lui semblait que mes livres proliféraient dans la maison comme des champignons qui finiraient par recouvrir les sols, les plafonds et les murs. »

(Lorsqu’ils font l’amour)
« Elle non plus n’est pas encline aux expansions sonores pendant l’acte sexuel; c’est pourquoi nos coïts ressemblent à des séquences de cinéma muet. »

(Dispersant ses biens dont ses livres avant de mourir)
« Je poursuis la campagne de dispersion de ma bibliothèque dans la ville. (…) Je ne les dépose pas toujours dans des lieux visibles. Parfois, je les cache sous les bancs publics ou les dépose dans un recoin du mobilier urbain. En revanche, je m’arrange toujours pour les préserver de tout contact avec la saleté. »

(Avec Pattarsouille, couvert de plaies et qui se demande si c’est vénérien ou cancéreux)
« J’ai l’impression qu’il affirme ce genre de chose dans l’espoir que je le détrompe et le convainque que son problème porte tel ou tel nom, que c’est bénin et que ça se soigne avec les mots. »

(Sa première expérience prostitutionnelle)
« (…) comme ceux qui vont honorablement à la messe. (…) j’avais appris qu’à partir de neuf heures, le service des vulves vénales était ouvert au public. »

(Veuve, sa mère fréquente un autre homme)
« Comme si tout cela ne signifiait pas assez clairement que les choses changeaient ou avaient changé dans sa vie, en remarquant la hauteur de ses talons, je compris sans ambiguïté que maman, veuve depuis peu de temps, s’était érotisée. »
« (…) chez elle, il y avait une note supplémentaire de nécessité urgente, et même angoissante, moins pour récupérer le temps perdu dans la prison de son mariage malheureux que pour tirer profit des derniers reliefs de sa beauté. »

(Dépité par les adeptes de l’idée d’immortalité de l’être humain)
« Une bonne lecture, un coup de langue affectueux de ma chienne, la contemplation des martinets dans la lumière du crépuscule, ça me suffit. Ensuite, tout s’achève comme s’achève le jour, point final »

(Au retour d’une journée d’errance où il a parlé à plein d’inconnus)
« Quand en rentrant à la maison vers huit heures, je me suis empressé d’allumer la radio, j’ai compris soudain que j’avais fuit le silence toute la sainte journée. »

(Mort de sa mère)
« Elle s’est éteinte doucement, comme la flamme d’un bougie. »

(Au salon funéraire)
« Raúl, terrassé par l’émotion, m’a pris dans ses bras. J’ai d’abord cru qu’il m’agressait. »

(Avec son chien)
« De temps en temps, j’observe les allées et venues de Pepa. Elle flaire, marque le territoire, se pavane toute seule, avec une décontraction sympathique, une oreille dressée, l’autre en berne. Je me sens heureux de la voir heureuse, la queue en l’air en signe de satisfaction. »

(Rencontre fortuite au marché avec Águeda son ancienne amoureuse qu’il n’a pas vue depuis 30 ans)
« J’ai répondu avec aussi peu d’enthousiasme que de mots, essayant de masquer la gêne qui m’habitait. »

(Culpabilisant parce qu’il n’éprouve pas les mêmes douleurs que Pattarsouille ou qu’il n’a pas le cancer comme sa nièce)
« Je n’ai mal nulle part, je mange bien, je dors moyennement, mais je dors, sans cauchemars, et j’ai une vie sexuelle satisfaisante grâce à Tina (sa poupée gonflable). Le bien-être que j’affiche malgré moi auprès de personnes qui traversent des moments difficiles me remplit de honte et de culpabilité. Je pense que par solidarité je devrais attraper au moins un rhume. »

(Considérations sur la vieillesse)
« Je ne veux pas puer l’urine de vieux. (…) Je ne veux pas que mes maigres espoirs dépendent de la pharmacopée. Je ne veux pas traverser le monde comme un être voûté, sans mémoire et branlant, qui ne comprend plus rien à ce qui se passe autour de lui. Il faut savoir vider les lieux au bon moment. »

(Dans un bar avec Pattarsouille, déprimé, projetant lui aussi de mourir)
« J’avoue que je me sentais gêné mais j’ai fini par comprendre que c’était le but du rendez-vous : lui et moi, l’un en face de l’autre, sans qu’on ne se dise rien. Ou pour que je parle tout seul, ce qui lui donne un bien-être rétroactif. »

(Considérations sur la vie)
« (…) j’éprouve une sorte d’addiction agréable. Je suis venu au monde sans questions, je quitterai ce monde sans réponses. »

(Encore au cimetière)
« On était bien, ce matin, au cimetière. Peu de gens, beau temps, le calme. Il soufflait un vent léger qui répandait des odeurs de campagne sur les tombes. Nous nous reverrons début août, ai-je dit à papa en guise d’adieu. Et avec la confiance et l’affection qui s’imposent entre membres d’une même famille, je lui ai demandé s’il voulait que je lui apporte quelque chose. »

(Avec Águeda qui s’immisce peu à peu dans sa vie)
« Águeda pense tout haut. Non qu’elle exprime des pensées par la voie orale à mesure qu’elle les conçoit; mais chez elle raisonner et parler sont une seule et même chose (…) ainsi, on a un accès direct à son mécanisme mental. »

(Considérations sur la mort)
« Au cas où je disposerais de quelques minutes (avant de mourir), je pourrais risquer une masturbation. »
« Pourquoi ne pas avoir l’élégance, et même la décence, de laisser la place à d’autres? »
« Il faut mourir? D’accord, alors on meurt, en essayant de ne pas déranger les autres. Philosophie admirable, celle de certains animaux. »

Arrive juillet. Dans son journal, Toni rédige deux lettres d’adieu; la première à Tina, sa poupée gonflable au latex si accueillant, la seconde à son chien Pepa qu’il souhaite confier à Águeda. Il s’est débarrassé de presque tous ses biens matériels.

(Le 30 juillet)
« Une bonne partie de la matinée, je l’ai consacrée à nettoyer la voiture, qui brille maintenant comme un sou neuf. » (il veut l’offrir à son fils)
« Entre quatre heures et huit heures du soir, je me suis livré à un nettoyage à fond (…) en essayant de gratter jusqu’à la dernière particule de crasse. » (pour ne pas passer pour un cochon)
« Je nourris l’espoir que les piqûres (de maringouin?) d’hier au parc étaient ma dernière souffrance au royaume de ceux qui respirent. »

(Le 31 juillet)
« Une dernière fois, je passe en revue la liste des tâches. Vider le réfrigérateur : mission accomplie. Un mot pour Nikita avec mes instructions : aussi. Poubelles : oui. Fermer les robinets : oui. M’effacer des réseaux sociaux : oui. Portable : éteint. Appareils ménagers : débranchés. »

(Après)
« Six jours se sont écoulés depuis lors, et ce matin, j’ai acheté un livre. »

(Car Pattarsouille, au courant du projet de son ami, humilié par sa situation d’amputé et en mauvaise santé, il a des plaies récurrentes partout sur le corps, s’est suicidé avant lui; prévenant Águeda, pour que Toni ne meure pas. Il leur laisse une lettre d’adieu)
« Tous les soirs, que vous y alliez ou pas, mon spectre vous attendra au bar d’Alfonso à l’heure habituelle. Vous ne pourrez ni me voir ni m’entendre; mais je saurai me débrouiller pour démonter vos arguments fallacieux. Aimez-vous. »

Pattarsouille, son seul ami, a pressenti que Toni le misanthrope et Águeda à l’incontinence communicative, allaient s’aimer de nouveau et pour de bon. Une belle histoire donc, derrière une prémisse faussement sombre. Une histoire d’affection entre deux amis caustiques et une dulcinée un peu défraîchie. Finalement, une ode éclatante à la vie.

Si quelqu’un a le goût de lire ce roman, malgré mes annotations dans le texte, faites-moi signe et j’agirai comme Toni se délestant de sa bibliothèque, je vous offrirai mon exemplaire.