Arcadie

Roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam publié en 2018. Arcadie désignant une société qui vit dans la paix et le bonheur. Celle du livre se trouve dans le Sud de la France.

C’est l’histoire, comprends-tu, de Farah Facette qui grandit au sein d’une communauté libertaire rassemblant une trentaine de membres fragilisés par la peur des nouvelles technologies, des réseaux sociaux, du réchauffement climatique, des sulfates, du contrôle numérique, de la salade en sachet, de la concentration de mercure dans les océans, du gluten, des sels d’aluminium, de la pollution des nappes phréatiques, de la déforestation, des produits laitiers, de la grippe aviaire, des pesticides et du sucre raffiné. Son enfance est simple et heureuse. Jusqu’à ce que son corps, objet d’une métamorphose pathologique, tende à se viriliser vers quatorze ans. Farah cherche à savoir qui elle est: une femme, un homme ou les deux à la fois. En voici des extraits.

(La maison de la communauté, Liberty House)
« Avant d’être un refuge pour freaks, Liberty House était un pensionnat pour jeunes filles et la maison garde de multiples traces de cette vocation initiale: le réfectoire, la chapelle, les salles d’étude, les dortoirs, et surtout d’innombrables portraits des sœurs du Sacré-Cœur de Jésus, toute une série de bienheureuses et de vénérables qui n’ont de bienheureuses que le titre à en juger par leur teint de pulmonaires et leur regard chagrin. »

(Quelques personnages du roman à commencer par la grand-mère lesbienne de Farah, Kirsten)
« Ayant toujours clamé que le soutien-gorge était la mort des seins, elle ne semble pas réaliser que les siens coulent désormais parallèlement à son thorax, mamelons en bout de course à trente centimètres de leur lieu de naissance et battant la breloque au moindre mouvement. »

(Sa mère, souffreteuse par nature, tout le contraire de Kirsten qui n’a jamais connu une minute de vague à l’âme en soixante-douze ans)
« Ma mère est atteinte d’hypersensibilité chimique multiple et de pneumopathie chronique idiopathique à éosinophiles, sans compter qu’elle souffre du syndrome du côlon irritable, mais à bien y regarder, tout ça n’est jamais qu’une seule et même pathologie: l’intolérance à tout. »

(Son père, illettré)
« (À l’école) ils étaient trois sur les trente élèves que comptait sa classe à n’avoir pas pigé le truc (la lecture): mon père, une petite primo-arrivante qui ne parlait que le shikomor, et un enfant étrange, à qui son crâne en pain de sucre laissait peu de chance d’avoir un cerveau. »
« Il se concentrait, écarquillait les yeux, mouillait son index pour suivre la ligne, mais au bout de son doigt, les mots prenaient des allures de chenilles processionnaires. »

(Arcady, le chef spirituel de la communauté, de qui Farah tombera amoureuse à huit ans)
« Il a vite pris l’habitude de ma compagnie, me gratifiant des mêmes caresses distraites que sa meute de chats et de chiens. »

(Dadah, leur riche bienfaitrice de 92 ans)
« Aussi étrange que cela puisse paraître, Dadah croit encore que sa peau ne présente que de petits défauts, une tache brune par-ci, un vaisseau dilaté ou une ride d’expression par-là, rien qu’on ne puisse camoufler à coups de crèmes anticernes ou de stylo illuminateur. »

(Les jumelles Teresa et Dolores, filles d’Epifanio qui souffre de dépigmentation)
« Tout ce qu’elles veulent, c’est aller se blottir quelque part, front contre front, muettes sous la tente de leurs cheveux roux. »

(Et enfin, Farah, notre héroïne, à son arrivée avec ses parents dans la communauté)
« À six ans, j’étais déjà le pilier de ma petite famille nucléaire, celle qu’on envoyait slalomer entre dangers réels et imaginaires: prendre le courrier, descendre la poubelle, acheter le pain ou le journal. »

(À 14 ans)
« De tous les hôtes d’Arcady, je ne suis même pas la plus mal lotie: entre les obèses, les dépigmentés, les bipolaires, les électrosensibles, les grands dépressifs, les cancéreux, les polytoxicomanes et les déments séniles, je peux même faire bonne figure. »

(Sauf que son corps commence à changer)
« Vous connaissez beaucoup de filles qui entament une puberté normale, avec bourgeons mammaires et renflement de la motte pubienne, pour se retrouver ensuite avec une paire de couilles et des pecs bien visibles sous le tee-shirt? Sans compter que ma vulve, mon vagin et mes ovaires sont restés en place, tout atrophiés qu’ils soient. »
« Je suis bien obligée de convenir que ma métamorphose poursuit son cours inéluctable. Mon cou s’est encore épaissi, une couronne de poils drus cerne mes aréoles, mes arcades sourcilières sont plus proéminentes, et tout ce que ma silhouette comptait de tendres renflements, seins, fesses, motte pubienne, s’est racorni jusqu’à disparaître dans le bloc minéral de mon nouveau corps. »
« Même si j’aspire à me retrancher dans ce qui reste de ma féminité, autant me résigner, entériner le changement, me faire appeler Farell, m’inscrire au foot, cracher par terre, baiser les filles. »

(C’est pas grave, Arcady l’aime comme elle est et la prépare pour le grand jour de sa défloration en lui offrant un cadeau particulier: des bougies vaginales)
« Il s’agit en fait de dilatateurs de différents diamètres, que je vais m’introduire dans le vagin pour l’amener progressivement à des dimensions respectables. »

(Le grand jour arrive enfin, à 16 ans, où elle offre sa virginité à Arcady)
« J’ai sa confiance, et la mienne monte d’un cran. Je lui rends ses baisers et ses caresses, me risquant même à empoigner son membre fringant. C’est la première fois que je tiens un sexe d’homme, et je devrais peut-être faire un vœu. »

(Après l’amour dans la cuisine de Fiorentina)
« Tu rêves? Oui, c’est très exactement ce que je suis en train de faire, à moitié infusée dans ma langueur postcoïtale et les vapeurs odorantes du minestrone. »

(Durant une exégèse vibrante d’Arcady sur le thème du Miroir des âmes simples)
« Je cesse de l’écouter, frappée par cette évidence: l’âme simple et anéantie, c’est moi; le désir d’amour, c’et mon seul désir ‑ et d’ailleurs je n’ai jamais bien su ce qui distinguait l’amour de l’anéantissement. »

(Pâmée devant Arcady qui a mis fin à une invasion de pucerons dans leur potager communautaire en prononçant un exorcisme tiré d’un manuscrit bilingue gréco-arabe.
« Au nom des chérubins et des séraphins, vingt espèces de bestioles malfaisantes ont été sommées de fuir aubergines et choux chinois, je je dois reconnaître que les nuisibles ont décampé. » (grâce aussi à des vaporisateurs de savon noir)

(Farah, un brin désenchantée de tout partager avec tout le monde: les douches, les repas, les corvées ménagères, les soirées au coin du feu et les salutations au soleil)
« La vie en communauté, l’amour collectif, c’est bien joli, mais j’aimerais un peu d’exclusivité. »

(Elle s’éprend d’un migrant qui squatte leur domaine)
« Tandis que nous retenons, lui son gémissement, moi mon rire, notre migrant se redresse, expédie d’une chiquenaude désinvolte, son mégot dans l’étang, inspecte les alentours du regard, se rhabille, regagne la lisière du bois et se laisse avaler par le peuple des arbres. »

(Mais Arcady refuse de l’intégrer à la communauté. Contrevenant à tous ses principes d’accueil des vieux, des laids, des malades et des disgraciés. Fâchée, Farah quitte la communauté avec Daniel, un autre jeune de son âge pour rejoindre le monde ordinaire)
« Avant toute chose, il a fallu que je me fasse à un autre rythme, à une temporalité déconcertante, une alternance de plages horaires atones et d’instants insaisissables. Rien à voir avec mes riches heures oisives et contemplatives sous ma nue agitée, dans la fréquentation des arbres et des oiseaux. »
« À mille kilomètres de distance, nous (Daniel et elle) vivons le même dépucelage sociologique et technologique, nous sommes sous le coup du même choc sensoriel et communions dans la même ivresse ‑ même si je dois reconnaître qu’il avait pris une bonne longueur d’avance avec son smartphone et son addiction à George Michael. »

(Puis, Dadah la riche bienfaitrice, meurt. Elle laisse sa fortune à Arcady mais celui-ci est accusé par la presse d’être un gourou manipulateur et un agresseur sexuel. Les fausses accusations fusent. La communauté se disloque. Les membres qui restent ne savent que faire)
« Mais où tu veux qu’on aille, Farah Facette? Il (Arcady) a sûrement raison, mais comme la radio embraye sur Just an illusion, j’ai envie de croire qu’il y a un autre lieu, un autre temps, de la magie dans l’air, de l’espoir pour tous, et un abri quelque part. »

(Farah se rappelle l’esprit d’amour et de partage régnant dans la communauté)
« J’ai vu Dadah s’offrir à Épifanio avec des coquetteries de vahiné; j’ai vu Victor flotter entre les nymphéas, plus léger qu’un bouchon, passant des bras d’Arcady à ceux de Salo; j’ai vu Richard s’insinuer entre les cuisses blanches de ma mère, et j’ai vu mon père y poser sa main mouillée en une tendre caresse d’accompagnement: dois-je leur jeter la pierre à tous alors qu’ils s’efforçaient simplement de jouir sans entrave et de construire une société meilleure, fondée sur l’amour libre et le désir sans fin? »

Le drame éclate. Arcady et les derniers membres de la communauté se suicident en mangeant un risotto aux cèpes empoisonné que leur a servi Fiorentina.

(Après la tragédie, rencontre de Farah avec ses grands-parents paternels)
« Papy et mamie sont repartis en s’interrogeant sans doute sur notre rencontre du troisième type, mais je doute que ces interrogations aient survécu plus d’un quart d’heure à leurs angoisses séniles concernant le train du retour et la digestion de leurs sandwichs au saumon. »

(Devant la juge d’instruction qui la fait comparaître comme témoin et qui lui demande si elle est une fille ou un garçon)
« Crétine. Je suis ce que tu t’autoriseras jamais à être: une fille aux muscles d’acier, un garçon qui n’a pas peur de sa fragilité, une chimère dotée d’ovaires et de testicules d’opérette, une entité inassignable, un esprit libre, un être humain intact. »

Bien envoyé, Farah, cette montée de lait signifiant enfin qu’elle assume sa sexualité d’hermaphrodite. Et bravo à l’auteure pour son humour, son écriture fine, inventive et audacieuse.

Répondre au devoir ou commenter