Après Vignettes africaines, roman paru en 2021, Marie-Claude Hansenne en raconte la suite dans Les jeux de l’abandon, récit publié en 2023 par sa fille Vanessa Quintal et Martin Lebarbé. À titre posthume puisque Marie-Claude, très malade, est décédée en août 2022, quelques mois après avoir terminé son manuscrit. C’est encore l’histoire comprends-tu, de Mathilde, alter ego de Marie-Claude. Son enfance en Belgique après avoir quitté l’Afrique. Chez sa grand-mère Margot où elle vivra aussi ses années d’adolescente. En voici des petits bouts.
(Premier abandon : Sa mère et son père, installés au Congo, la mettent dans un avion, direction Belgique)
« Un jour, comme un animal exotique acheté par un zoo, je me suis retrouvée dans un avion en partance pour l’inconnu. »
(Sa grand-mère Margot la recueille)
« Parce qu’il y a des êtres miraculeux qui sauvent notre destin de l’anéantissement. Pour moi, Margot fut de ceux-là. Elle fut la version blanche d’Agnès (sa nounou congolaise) et le second pilier de mon enfance. »
(Margot l’amène dans sa région natale, prendre le « bon air », à Aywaille, une commune francophone)
« Fondé au Moyen Âge, paresseusement étendu le long de l’Amblève, Aywaille allonge ses maisons de pierres aux toitures d’ardoise semblables à des dos d’écailles grises. »
(La jeune Margot, courtisée par Joseph, un lieutenant d’infanterie)
« Joseph lui avoua plus tard la joie qu’il avait éprouvée en découvrant, au milieu d’un essaim de femmes ornées de bijoux comme des sapins de Noël, une délicate jonquille du printemps vêtue d’un chemisier de soie vieil or et d’une longue jupe de velours vert forêt. »
(Margot, exposée aux mains baladeuses de Joseph; ben oui, un gars s’essaie même si ça se passe en 1913)
« Rudement avertie par la tante Godelieve, une cousine de son père, elle se figea lorsqu’il voulut descendre plus bas, la main du jeune homme glissant vers son entrejambe. Heureusement, une véritable armure de tissus la protégeait : culotte, gaine, combinaison, bas, jupon, jupe longue. Malgré une certaine innocence en la matière, elle savait cette zone interdite avant le mariage. » (Margot mariera plutôt Ferdinand, lieutenant dans l’armée de l’air, puis deviendra veuve à la veille de la Seconde Guerre mondiale)
(Deuxième abandon : Mathilde dépérit en Belgique, son nouveau pays)
« Cette nouvelle terre ne me convenait pas, elle m’enfermait plutôt que de me laisser libre. Tout m’étouffait : l’espace réduit des maisons, l’école aux allures de prison, les vêtements superposés, les chaussures serrées et grinçantes, le climat humide et froid, la sévérité d’une population qui souriait peu, sans parler du manque généralisé de joie. »
(Margot l’amène vivre à la campagne, à Beauvallon, où Mathilde sera heureuse, même si la vie y est plutôt rude)
« Fille de la guerre et des privations, Margot recyclait de vieux vêtements, détricotant deux pulls devenus trop petits pour en tricoter un plus grand. Pour que la laine se défrise à chaque détricotage, elle en faisait des écheveaux qu’elle passait au-dessus d’une grosse bouilloire en ébullition. »
« L’argent était rare, mais il lui restait quelques splendeurs de la grande époque de son militaire de mari, un manteau d’astrakan pesant son poids de poils roulés en vagues noires, quelques jolis chapeaux à voilette et, ce qui fascinait, une peau de renard roux qu’elle s’enroulait autour du cou. L’animal se mordait la queue grâce à une agrafe cachée dans sa gueule. Elle le portait les jours de grande sortie. »
(Les soirs d’hiver)
« Margot réchauffait nos draps à l’aide d’une bassinoire de cuivre à long manche, casserole plate dans laquelle elle déposait des braises. »
« Pour faire bonne mesure, nous portions d’épais pyjamas de coton et des chaussons de laine qu’elle tricotait inlassablement. Nous étions les scaphandrières du lit, nous plongeant rapidement dans une houle d’épais édredons. Le matin, les vitres croûtées de glace nous prévenaient de bien nous vêtir pour affronter le froid. »
(Mathilde découvrant les romans d’amour)
« Une sorte de sueur sourdait de ma peau, mes tempes battaient la chamade, je devenais moite sans savoir pourquoi. Je ne connaissais pas encore le sens du mot « émoi », ce sentiment qui m’accrochait à la lecture de ces livres plus sûrement qu’une huître à sa coquille. »
(1968, à presque 15 ans)
« À cet âge, pour moi, la plus importante des révolutions fut celle de la mode. (…) Ce serait la décennie qui verrait la chenille que j’étais devenir un papillon en minijupe avec mes jambes bottées, mes hanches de garçon, mes immenses lunettes, mes grands chapeaux, mes robes trapèzes aux couleurs acidulées, à rayures, à pois, à dessins géométriques. »
(Premières rencontres avec des garçons)
« Les garçons savaient que mettre une fille « en cloque » impliquait des tas de conséquences, dont le mariage et la paternité. Si certains sautaient la barrière, la plupart traitaient les filles avec retenue. Ils se comportaient en démineurs, manipulant délicatement la bombe, en évitant si possible l’explosion. »
(Troisième abandon : Un mardi ordinaire, Mathilde apprend la mort de Margot à son retour du lycée)
« Dans la cuisine, il y avait ma tante Marianne avec le docteur Bolland. Ils étaient assis à la table où, d’habitude, Margot m’attendait en sirotant un café versé d’une cafetière qui ronflait paisiblement sur le coin de la cuisinière à bois, comme dans toute bonne maison ardennaise. »
(Elle se précipite à l’étage dans la chambre où Margot repose)
« Arrivée sur le pas de porte, je vis son corps couché au centre de son grand lit, le visage cireux, les joues creuses, les cils couchés à jamais sur ses petites pommettes rondes. »
« Je n’ai que dix-sept ans, grand-mère. Je suis une illettrée de la vie, tu ne m’as pas tout dit et tu es la seule en qui j’ai confiance. »
(Quatrième abandon : Mathilde retourne à Bruxelles vivre chez Charles, son diplomate de père, sans emploi depuis son retour du Congo, et Madeleine, sa nouvelle blonde)
« J’observai le visage de mon père et je me rendis compte que nous n’avions pas grand-chose en commun, pas grand-chose à nous dire, en dehors de l’intendance dans nos quotidiens. »
(Inscrite à l’université, Mathilde fait un stage d’archéologie dans le village de Bavay en France)
« L’équipe se composait d’une jeune fille du village, petite brune d’origine russe; de Marc, le chef de chantier, bien bâti, à mi-chemin entre un Viking et un gars de la Légion étrangère, avec des yeux couleur ciel africain surmontés de cheveux courts, blonds comme une dune. »
« J’étais impressionnée par le gigantisme du forum. Les pilastres, bâtis de pierres et de briques, avaient un air de jeu de construction. »
(1963 : Voyage étudiant organisé à Londres pour ses 18 ans)
« Londres était aussi la ville de Mary Quant, la créatrice de la minijupe et d’une mode révolutionnaire qui donnait des frissons aux hommes, des crispations aux parents et la liberté des gestes aux jeunes femmes. »
(Cinquième abandon : Amourette sur l’île de Wight avec Dominique, un Français qui s’en retourne dans son pays. C’est Dominique qui parle)
« Si tu (Mathilde) dois en souffrir, je ne dois pas t’aimer. Dis-toi que ce sera un bon souvenir. Il vaut d’ailleurs mieux que nous n’en parlions pas trop. Les paroles restent, les visages s’effacent. » (Alors là Dominique, tu racontes n’importe quoi, on ne devrait jamais faire l’économie d’aimer par peur ensuite de souffrir d’une peine d’amour).
(Sixième abandon : Marina, une amie étudiante à l’Université de Bruxelles)
« Après l’avoir perdue de vue pendant des décennies, je la revis par l’entrebâillement d’une porte. Elle refusa de me laisser entrer. Nous échangeâmes des silences et quelques banalités. »
(Première relation sexuelle avec Jacques dont la chambre se trouve au-dessus du magasin de chaussures de ses parents)
« Sur le coin du comptoir, trônaient une caisse enregistreuse et, à côté, le portrait d’un couple de personnes frêles, les yeux cernés, le regard douloureux, la bouche amère. La dame avait les cheveux permanentés en bouclettes serrées et de grosses lunettes qui donnaient l’impression qu’elle regardait le monde à travers des hublots. »
« Les préliminaires furent réduits au minimum alors que ses doigts s’introduisaient déjà dans mon vagin. Crucifiée par son poids, muselée par sa langue dans ma bouche, mes mains tapotant son dos sans savoir que faire, je fus empalée en un coup de reins. »
(Septième abandon : Seule, enceinte, elle décide de s’avorter elle-même, d’abord avec des aiguilles à tricoter, puis une sonde urinaire)
« On me fournit une sonde urinaire. C’était moins rigide, plus souple, moins effrayant. J’avais le sentiment de m’enfoncer un spaghetti dans le corps, une ondulation souple à la pêche au fœtus. »
(Ce qui provoque chez elle d’intenses douleurs)
« Ce sac de viande dans lequel j’avais vécu m’abandonnait au bord de ma jeunesse. »
« Jusqu’au matin, celui des condamnés, mes entrailles se déchirèrent pour cracher, dans de grandes douleurs, de la bouillie de fœtus. » (Elle s’en sortira de justesse grâce à l’intervention d’une femme médecin)
(Remise, prévenue par son ami d’enfance Amédée que sa mère, devenue une spécialiste des éléphants, est disparue au Congo fraîchement indépendant, Mathilde part à sa recherche dans une région infestée de révolutionnaires)
« À vingt ans, j’étais encore l’enfant mineur d’un père diplomate; à ce titre, je jouissais d’un passeport diplomatique et du droit de voyager aux frais de l’État. »
« Quand j’étais petite, elle (sa mère) m’avait fait remarquer que les oreilles des éléphants avaient la forme du continent africain dont ils étaient le socle. »
(Retrouvailles avec Amédée devenu un chanteur populaire)
« Littéralement, le Kongo Bar était noir de monde. Un orchestre de six musiciens, trompette, saxo, percussions, basse, accompagnait un chanteur flamboyant, accroché comme un noyé à sa guitare. »
(Celui-ci l’accompagne jusqu’au lac Tanganyika dans les environs duquel Élisabeth, sa mère, a été aperçue; les deux tombent sur des révolutionnaires cubains chez qui sa mère se trouve et par qui elle a été soignée. Pas du tout méchants, ils hébergent mère et fille en attendant que leur chef revienne de mission)
« Je craignais aussi que quelques soldats obligés comme moi de se soulager dans les buissons contemplent, ahuris, mes fesses blanches. »
(Le commandante revient et s’adresse à Mathilde, en français)
« Une main me tendit une tasse fumante (de café) dont l’émail s’écaillait. Perdon… Je ne voulais pas vous faire peur… La voix était douce, à l’accent chantant d’un ailleurs si éloigné de ce pays de jungle et de savane. En me retournant, je restai plantée comme un piquet devant cette apparition : me faisait face le plus bel homme qui se puisse, mais fagoté comme un revenant de la guerre. Ses traits délicats, ses yeux profonds si féminins se perdaient dans une barbe et une tignasse sombre de boucles folles endiguée par un béret noir étoilé. »
(Il s’appelle Ernesto)
« Voilà pourquoi j’avais eu l’impression que ce visage me disait quelque chose : Ernesto Che Guevara, le symbole de la révolution, la terreur des pays occidentaux, le trublion communiste, l’agitateur des masses laborieuses. Venue chercher ma mère disparue au Congo, voilà que je tombais face à face avec un des principaux porte-étendard de la révolution anticapitaliste. »
Avec qui elle couchera et aura un enfant. Bon, comme raconte sa vraie fille, Vanessa, dans la préface du roman, ça peut arriver à tout le monde de fantasmer solide. « Liberté de l’autofiction », écrira plutôt Martin, son éditeur au grand cœur.
« J’avais déjà perdu un bébé, voilà que je perdais un véritable amour. L’abandon ne me quitterait donc pas. »
Chose certaine, c’est à ce moment que Mathilde ou Marie-Claude choisit de ne compter que sur elle-même pour tracer sa route, selon ses volontés et non celle des autres. Route qui la mènera, en raquettes, jusqu’au Québec en 1978, pour notre plus grand bonheur.
Écrire, pour Marie-Claude, était une façon de clamer au monde qu’elle existe. J’ajouterais que lire ses livres préservera sa pensée bien au-delà de sa vie. Car la lecture rend possible une conversation à travers le temps passé, présent, futur. Elle nous nourrit de valeurs nouvelles en nous partageant lentement, silencieusement, les réflexions des absents.