Saga. Roman de Tonino Benacquista publié chez Gallimard en1997. Le troisième que je lis de cet auteur, après Quelqu’un d’autre, mon préféré, sorti en 2002 et Homo erectus paru en 2011. C’est l’histoire, comprends-tu, de quatre scénaristes au chômage qu’une chaîne de télévision privée engage pour écrire un feuilleton afin de répondre aux impératifs de création française, imposés par les pouvoirs publics. Il s’agit de Louis, un has-been qui a longtemps travaillé avec un grand maître italien du cinéma; Jérôme, un fan de science-fiction nécessiteux qui rêve de conquérir Hollywood; Mathilde, une autrice de trente-deux romans à l’eau de rose; et Marco, débutant dans le métier qui agit comme narrateur dans le roman. Les quatre auteurs sont sous-payés, ils disposent d’un minimum de moyens financiers, la série sera diffusée au milieu de la nuit MAIS ils peuvent engloutir des pizzas à volonté! Contre toute attente, la série connaîtra un immense succès. En voici des petits bouts.
(Victor, l’éditeur et amant de Mathilde depuis vingt ans qui ne veut plus rien savoir d’elle, ni de Janice, l’héroïne de ses romans d’amour)
« Qu’est-ce que tu vas nous pondre? Janice sur Internet? Janice perd son dentier? Tout le monde se contrefout de cette bécasse. »
(Durant la projection d’un film avec Stallone et Schwarzenegger comme têtes d’affiche)
« La salle était remplie de gosses excités et déjà pressés de sortir. Le reste du public attendit la fin du générique puis se dispersa dans la pénombre vers les portes battantes. Quand la pleine lumière revint, il n’y avait plus que Jérôme, perdu au milieu d’un désert de fauteuils. »
(Marco)
« (…) la première image dont je me souvienne vraiment n’est pas le sein de ma mère mais une chose brillante et carrée qui m’a irrésistiblement attiré. La télé. »
(Marco regardant Mathilde)
« Mathilde embellit de jour en jour. On a envie de la prendre sur ses genoux pour écrire des dialogues à deux, sans prononcer le moindre mot, à la manière des amoureux qui lisent le même livre et s’attendent au bas de la page. »
(Réaction de Mathilde après que Louis lui ait parlé de sa femme Lisa qui l’a quitté)
« Mathilde se penche sur cette idylle avec une curiosité de géologue. De quoi était fait cet amour? Quelles en étaient les strates supérieures? Qu’y trouvait-on en profondeur? Quel versant en était le plus friable? »
(Distribution de biscuits préparés par la mère de Mathilde à la première diffusion du feuilleton)
« J’ai (Marco) croqué dans un biscuit par politesse avant de l’engouffrer par gourmandise. »
(Douze épisodes plus tard et encore aucune réaction de la presse, des responsables de la chaîne ni même de leur entourage)
« C’est sans doute le signe que tout va bien et que la Saga assume parfaitement son rôle : remplir ses quotas dans le plus grande discrétion possible. »
(Alain Séguret directeur de l’unité de production, leur fait changer des passages entiers à la dernière minute pour sauver de l’argent)
« Cet homme ne zappe pas avec une télécommande mais avec une calculette. »
(Les auteurs s’amusent en intégrant des passages égrillards)
« L’incidence de certains mots avec certains gestes provoque quelque chose de pur et de torride. À côté de ça, le porno de la chaîne concurrente passe pour un cours de sciences naturelles. »
(Marco très fatigué devant son ordi)
« Il était temps que je rentre. Avant de partir j’ai appuyé sur la touche « quitter » de mon ordinateur, comme je le fais chaque soir. J’ai vu s’afficher « Bonsoir, vous pouvez maintenant étreindre votre écran. »
(Déplorant son absence persistante, la blonde de Marco le quitte)
« Ma main veut s’enfouir dans les cheveux de Charlotte et ne trouve que l’oreiller. Si encore elle y avait laissé son odeur. Je suis du genre olfactif. Ça ne sent que l’absence et la lessive. »
(Mathilde parle de sa vie amoureuse)
« Il n’y a pas si longtemps j’ai fait le calcul : neuf mille six cents pages d’amour. J’ai passé la première moitié de ma vie à écrire la théorie et j’ai la ferme intention de consacrer la seconde à tout mettre en pratique. »
(Marco l’écoute et songe à l’adultère)
« Tout ce que je sens pour l’instant c’est qu’elle est chaude comme une braise. Je n’ai qu’à souffler pour la rendre incandescente. »
(Rencontre des scénaristes avec une actrice qui veut quitter la série pour aller tourner un film)
« Je (Jérôme) payerais cher pour voir comment sont ses jambes mais son jean ne fait aucune concession. Je me promets de lui écrire une scène torride où elle dansera nue en pleine lumière. Si c’est le seul moyen de les voir, ces jambes. »
« Pour elle (ce film) c’est un conte de fées et pour nous un cauchemar. Supprimer Marie (le rôle de l’actrice) serait comme arracher la seule dent saine d’une mâchoire qui se déchausse. »
(Le personnage de Marie à une voix off)
« Je ne sais pas… votre voix est sûrement le plus joli son que je connaisse après le silence. »
(Marco avec un autre acteur qui veut quitter la série)
« Moins sadique que Jérôme, je lui propose une chaise, un verre, un sourire. »
(Mathilde règle ses comptes avec Victor, son ex-amant et ex-éditeur, qui veut renouer avec elle après le succès de la série)
« Puis, en effleurant la joue de Victor, une larme s’accroche à son doigt. Elle (Mathilde) la porte à ses lèvres pour connaître enfin le goût qu’ont les larmes de celui qui l’a tant fait pleurer. »
(Marco rend visite à Jérôme devenu une icône chez les scénaristes à New York)
« Il (Jérôme) me pousse dehors (de la limousine). Les dix pas qui me séparent du hall sont les plus glorieux de mon existence passée et à venir. Le reste de ma vie ne sera désormais qu’une sorte de déclin. »
(Marco retrouve aussi Mathilde qui est devenue l’intendante d’une famille royale sur une île où elle ne se prive de rien, surtout pas de sexe, dans un château où les lits sont très grands)
« Je plonge dans le lit en faisant quelques mouvements de crawl pour arriver jusqu’aux oreillers. »
(Marco rejoint ensuite Louis après la mort du maestro, son maître à penser)
« Le Maestro a prononcé mon nom! Moi, Marco! Moi qui suis né dans une banlieue pourrie à une époque sans relief. Celui qui a fait des chefs-d’œuvre comme on va à l’usine a gardé une petite place dans sa mémoire pour y loger mon nom! »
(Marco renouera enfin avec Charlotte, sa blonde, qui lui apprendra qu’il est père d’un garçon de trois mois. Et ils seront de nouveau heureux jusqu’à la fin des temps. Trente ans plus tard, il rendra encore visite à Louis qui, à quatre-vingt ans, vit désormais avec une femme du pays en Italie dans l’hôtel particulier du Maestro)
« Seulement voilà, quand nous nous sommes connus, je (Louis) n’avais plus beaucoup de battements de cœur à lui offrir. J’en avais juste assez pour moi. »
« Quand je pense à cet hôtel, j’ai l’impression de mourir au-dessus de mes moyens… »
L’auteur, Tonino Benacquista, qui a aussi scénarisé ou adapté plusieurs films, explore dans son roman, en s’amusant, l’univers de la télévision, en particulier l’imagination de ses créateurs. J’ai eu du plaisir aussi. Un bémol. Dans les premières pages, il indique candidement qu’il a fait quelques emprunts à Groucho, Bergman, Shaffer, Prévert et d’autres. Chose certaine il a « emprunté » en l’adaptant ce joli passage : « Mathilde embellit de jour en jour. On a envie de la prendre sur ses genoux pour écrire des dialogues à deux, sans prononcer le moindre mot, à la manière des amoureux qui lisent le même livre et s’attendent au bas de la page. » Pris à la féministe Benoîte Groult dans son essai Ainsi soit-elle paru en 1975. Je sais, c’était il y a 50 ans mais je l’ai lu et retenu pour la vie : « Ils s’aimaient au point de lire ensemble les mêmes livres en s’attendant au bas de chaque page. » Une façon de faire peut-être d’un scénariste mais pas d’un écrivain.