Un élément perturbateur

Premier roman d’Olivier Chantraine, Éditions Gallimard, 2017. C’est l’histoire, comprends-tu, de Serge Horowitz, 44 ans, qui vit encore chez sa sœur plus âgée, Anièce, qui lui prépare chaque matin le déjeuner, qui ne s’est jamais engagé en rien, qui a peur de son ombre et qui compte sur son grand frère, ministre de l’Économie et des Finances pour lui dégoter un boulot. Il travaille comme analyste dans un cabinet d’ingénierie financière, pour le moins opaque, qui procure des solutions de défiscalisation dans les opérations de fusions-acquisitions. Indolent donc mais pas bête. Résultat: il lui arrive de souffrir d’aphasie. Il perd la voix et toute contenance surtout en situation de stress. Et il est constamment rendu à la pharmacie pour soigner son mal. Écriture sans trop de relief mais histoire racontée de façon amusante. En voici des passages:

(Au travail)
« Je suis au cœur de la machine, les types de ma boîte connaissent plus de ratios financiers que de mots ».
« Laura est la seule ici à me témoigner un peu d’affection, peut-être parce qu’elle n’a pas de chien ni d’enfant à charge ».

(À la pharmacie)
« Il faudra que je passe à la pharmacie prendre des médicaments contre les intoxications alimentaires. » (avant un voyage au Japon).
« Je me laisserais bien tenter par un petit médicament homéopathique pour être sûr de dormir paisiblement ».
« Je me décide à relire Les Vitamines du bonheur de Raymond Carver pour essayer de me persuader que n’importe quelle vie recèle son potentiel d’héroïsme muet. »
« Je sens que si j’essayais de me lever je serais pris de vertiges, ce qui fait que j’y renonce. » (pour justifier son arrivée de plus en plus tardive au bureau).
« Je déteste les cachotteries et les mystères, je trouve cela effrayant. J’avale vite fait quelques comprimés de fleurs de Bach achetés en chemin. »
« Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire en voyant à plusieurs reprises son fils se toucher le ventre de la main, comme son père, signe d’un petit dérèglement gastrique atavique. »
« Je profite d’une pause pour prendre la voiture et aller jusqu’à la pharmacie. J’ai lu hier un article sur les dégâts causés par le moustique porteur du virus Zika au Brésil et je ne voudrais pas être la première victime française. »
« Dans le doute je m’équipe aussi d’une petite pompe à venin en cas de morsure de serpent. »
« À la pharmacie de la gare, je m’achète du gel désinfectant en format de poche. »
« Je ressens une certaine lassitude… une forme de mélancolie sans doute, et en même temps je n’ai plus l’intention de me laisser abattre, comprenez donc que je sois perplexe, j’hésite entre le complexe camomille fleurs de Bach et à l’opposé le cocktail guarana super fruits, qu’est-ce que vous en pensez? » (explique-t-il à une pharmacienne chevronnée mais désabusée)

(Dans le lit avec Laura)
« En se rhabillant, Laura m’a embrassé à nouveau et dit qu’elle ne savait pas comment je m’y prenais, mais que sexuellement je la rendais folle. J’ai répondu que je ne savais pas non plus ».
« Cette fille est cinglée. Je n’ai aucune chance face à elle. Je finis par m’endormir en réglant ma respiration sur la sienne ».

(Après avoir perdu la voix devant le personnel d’une entreprise qu’il est en train d’analyser. Situation qui, étonnamment, tourne à son avantage)
« Totalement bloqué. Réduit à un statut de carpe ».
« Comme si l’absence de paroles était devenue l’une des denrées les plus rares sur terre, l’arme ultime de résistance passive face aux dérives du monde moderne ».
« Je n’ai pas choisi de devenir aphasique et je n’y peux strictement rien si l’effet d’un homme mutique sur ses congénères prend visiblement des proportions démesurées ».
« Nous demeurons ainsi de longues minutes, unis par l’absence de parole, débarrassés de toute notion de jugement, plongés dans notre introspection ».

(Après avoir ruiné les chances de son frère de devenir Premier ministre en dénonçant ses combines à la Donald Trump, après avoir perdu son emploi bien rémunéré, après que Laura eut reçu une promotion qui la conduira aux États-Unis, alors que sa sœur le met dehors de chez elle pour accueillir son vieil amant, alors qu’il perd le goût de retourner vivre à Paris car il se trouve bien dans sa petite chambre de motel deux étoiles à la campagne, alors qu’il réfléchit à ce qu’il pourrait faire désormais: yogi dans le sous-sol du motel ou relancer la culture des amandiers en Provence).
« Je me vois bien faire ça. Régner sur des milliers d’arbres en laissant faire la nature ».

Mais tout ne va pas si mal. Laura, un méchant pétard, renonce, pour le moment, à se rendre aux States. Elle perçoit son beau Serge, ses fulgurances intellectuelles et sexuelles, comme un être incroyablement détaché par rapport aux choses matérielles, disposant d’une vision de la vie qui le rend unique. Pour qui « hypothéquer son avenir prend infiniment moins de temps que de le construire ». Ça marchera pas, Laura. Attends qu’il te demande de beurrer ses tartines le matin comme il le faisait avec sa sœur.

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