Un gentleman à Moscou

Roman d’Amor Towles, un Américain. Qui a mené une carrière dans la finance avant de se consacrer à l’écriture. Une chance pour nous.

C’est l’histoire, comprends-tu, du comte Alexandre Ilitch Rostov, membre de l’ordre de Saint-André, membre du Jockey-Club, maître de Chasse, qui comparaît devant le comité exceptionnel du Commissariat du peuple aux affaires intérieures soviétiques. La raison ? C’est un noble qui a publié un poème jugé contrerévolutionnaire il y a dix-sept ans. En 1922, durant son interrogatoire, Alexandre répond placidement aux questions des membres du comité : « En 1918, vous viviez à Paris. Pourquoi un noble, ancien officier de l’armée tsariste, reviendrait-il à Moscou. » Réponse : « Le climat me manquait ! » Il échappe de justesse au peloton d’exécution mais est assigné à vie à l’hôtel Metropol où il demeure déjà depuis presque quatre ans. Il sera fusillé s’il en franchit la porte. En voici des passages.

(La physionomie d’Alexandre)
« Sans laisser au vendeur éberlué le temps de répondre, le comte poursuivit sa marche, les pointes de sa moustache lustrée déployées telles les ailes d’une mouette. »

(Sa vision de la vie)
« Le comte avait choisi la vie de ceux qui refusent de se presser. Non seulement était-il peu enclin à respecter des horaires établis – allant jusqu’à dédaigner le port d’une montre – mais il tirait un immense plaisir à dire à un ami qu’une affaire terrestre pouvait bien passer après un déjeuner tranquille et une balade le long d’un quai. »

(Féru de bonnes manières, il devient maître d’hôtel)
« Il savait distinguer le rustre du dîneur pressé, l’homme amer du vantard. Il les avait tous vus sobres et presque tous saouls. »

(Les gens qu’il côtoie au Metropol, à commencer par son directeur, Jozef Halecki)
« Il arrivait à l’hôtel à huit heures et demie, se dirigeait droit vers son bureau le visage soucieux, comme s’il était déjà en retard à une réunion. »

(Le chef cuisinier, Émile Joukovski)
« D’aucuns prétendaient que si le sang lui montait si vite à la tête, c’était à cause de sa petite taille. »

(Un exemple de son mauvais caractère)
« Toi, rugit-il au nouvel apprenti consciencieux installé au bout du plan de travail. Qu’est-ce que tu fabriques ? Ce persil a pris moins de temps à pousser que tu n’en mets pour le hacher. »

(La fleuriste, Fatima Federova)
« Fatima connaissait le parfum, la couleur et la fonction d’une fleur mieux qu’une abeille. »

(Nina une fillette de 9 ans, qui le fixe du regard au Piazza, l’un des restaurants de l’hôtel avec qui il deviendra ami)
« Lorsqu’il ouvrit les yeux, il faillit lâcher sa cuillère. Car debout près de sa table, se trouvait la fillette au penchant pour le jaune – laquelle l’étudiait avec cet intérêt sans fard qui est le propre des enfants et des chiens. »

(Dans sa chambre, s’affairant à lire les Essais de Montaigne, un auteur du 16siècle; comme moi, il n’en terminera jamais la lecture)
« Si ce n’est qu’au fil des onzième, douzième et treizième essais (de 107), il eut l’impression que son but s’évanouissait au loin. Comme si le livre (…) était une sorte de Sahara. Et que le comte, une fois sa gourde vide, se retrouvait à ramper d’un paragraphe à l’autre pour découvrir, derrière la page dont il était péniblement venu à bout, une autre page… »

(L’hôtel)
« Chacune des chambres du Metropol jouissait d’une perspective entièrement différente – perspective définie non seulement par l’altitude et l’orientation, mais également par la saison et le moment de la journée. »

(Durant un événement qui attire beaucoup de monde)
« Au cours des minutes précédentes, il y avait eu une telle affluence de convives arrivant pour le dîner que l’air hivernal ne s’était pas encore évaporé des étoffes de leurs manteaux. »

(Considérations météorologiques)
« Il y a trois semaines à peine – alors que la température oscillait autour des sept degrés -, la place du Théâtre était vide et grise. Mais une augmentation de cinq degrés avait suffi pour que les arbres commencent à fleurir, que les moineaux se mettent à chanter et que les amoureux, jeunes ou vieux, s’attardent sur les bancs. Si un changement de température aussi minime suffisait à transformer la vie d’une place publique, pourquoi le cours de l’histoire n’y serait-il pas sensible ? »

(Moscou se transformant sous l’impulsion des communistes)
« Du jour au lendemain, la ville de Moscou s’offrait de nouveaux noms de rues, de nouveaux grands halls et de nouvelles statues – et ni les touristes, ni les amateurs de ballet, ni les pigeons ne paraissaient particulièrement contrariés. »

(Le ciel de la ville, le soir)
« Des légions de lumières scintillaient et valsaient jusqu’à se confondre avec le mouvement des étoiles. Elles tournoyaient, en une seule et même sphère vertigineuse mêlant les créations des hommes à celles des cieux. »

(Sa rencontre avec Anna Urbanova, une actrice qui deviendra sa maîtresse)
« Si elle maîtrisait l’art de descendre un escalier sous les regards d’une foule d’admirateurs, elle n’avait pas encore appris à le monter seule. » (Elle préfère prendre l’ascenseur alors qu’Alexandre privilégie l’escalier)

(Trente et un an plus tard, à la mort de Staline, mais toujours confiné au Metropol)
« Pourquoi, se demandèrent maints observateurs occidentaux, un million de citoyens étaient-ils prêts à faire la queue pour voir le cadavre d’un tyran ? Certains désinvoltes expliquèrent que c’était pour s’assurer qu’il était bien mort. »

(Sa rencontre avec une belle Italienne logeant à l’hôtel)
« La femme était une beauté longue et brune vêtue d’une robe longue et noire. »

(Avec Sofia, la fille de Nina, qu’il a élevée seul après la disparition de sa mère et de son père, morts sans doute dans un goulag, examinant la robe qu’elle portera lors d’un concert pour piano donné à Paris qu’il trouve trop échancrée du dos et de la poitrine)
« Pourtant, aux yeux du comte, lorsque les portes de la chambre d’Anna s’ouvrirent et que Sofia s’avança dans sa robe, à cet instant précis, elle franchit le seuil séparant l’enfance de l’âge adulte. »

(Pour convaincre Sofia de s’enfuir en Amérique après son concert à Paris, évasion qu’il organisera dans les moindres détails)
« Vois-tu Sofia, depuis ma naissance, il n’est arrivé qu’un seul moment où la vie a eu besoin que je me trouve à un endroit précis à un moment précis : quand ta mère t’a amenée au Metropol. Et jamais je n’échangerais ma présence à l’hôtel à ce moment précis, même contre la couronne de tsar de toutes les Russies. »

(Après la fuite réussie de Sofia, il s’échappe lui-même du Metropol, trente-deux ans plus tard, mais n’ira pas la rejoindre en Amérique comme il le laisse croire à ses poursuivants. Il retourne plutôt, incognito, dans la province de Nijni-Novgorod, où se trouvait son ancien domaine des Heures dormantes. Sachant que rien n’y est plus comme avant.)
« Il afficha le même sourire, tout à la fois nostalgique et serein, qu’il avait eu en découvrant la route envahie d’herbes. Car l’on peut revisiter notre passé avec bonheur tant qu’on le fait en s’attendant à voir presque tous ses aspects changés. »

Morale de l’histoire : Si un Abitibien comme moi peut partir de son Abitibi natale sans que son Abitibi natale ne le quitte jamais, pareillement, un Russe, fut-il noble, restera toujours un Russe attaché à son pays, peu importe quel politicien le dirige.