Parc Belmont

Il faisait beau en ce samedi 11 mai 1963. Heureux en regardant le ciel bleu sans nuages, Louis se dit que c’était la journée parfaite pour aller au Parc Belmont. Avec une fille. Il prit la main d’Élodie assise à côté de lui dans l’autobus. Qui lui sourit. C’était sa première sortie avec elle.

Il l’avait connue à l’Université de Montréal. Elle étudiait pour devenir pharmacienne; lui en était à sa première année d’Histoire. Elle logeait à la Tour des vierges, la résidence des étudiantes; lui, partageait un logement sur la rue Darlington avec deux garçons.

Ils s’étaient rencontrés dans le vieux gymnase de l’université; ils aimaient tous les deux jouer au badminton et formaient déjà une équipe redoutable. Louis projeta dans sa tête. Dans trois ans, il obtiendrait son Bac; dans cinq, sa maîtrise; dans sept, son doctorat. Marié à Élodie, père de famille et prof émérite à l’U de M.

Car un parcours académique prodigieux l’attendait : Antiquité, Moyen Âge, Europe contemporaine, Québec, Canada, Amériques, Asie, monde arabe, enjeux impériaux et coloniaux, Afrique, relations internationales. Pour lui, l’Histoire, c’était plus que la connaissance des faits du passé. C’était découvrir les invariants, les permanences des civilisations et trouver réponse aux questions existentielles que les êtres humains se sont posées à travers les âges. À la recherche, toujours, du bien et du bonheur.

L’autobus cracha une fumée noire et s’arrêta devant l’entrée du parc d’attractions. Louis ne lésina pas sur la dépense. Il sortit un bill de 10 $ et acheta tout un rouleau de tickets. Ils eurent alors accès à la trentaine de manèges. Ils adorèrent le Cyclone, des montagnes russes, la Grande roue, le Tapis magique, la Souris folle, le carrousel et la Maison hantée dans laquelle Élodie eut le réflexe de se coller contre Louis, à son grand bonheur. Ils assistèrent aux spectacles des Flying Otaris, des nageuses synchronisées, et de Miss Victory, projetée par un canon, qui faillit s’envoler jusque dans la Rivière des Prairies. Puis, repus de sensations fortes, ils se dirigèrent vers la sortie, main dans la main, en mangeant une barbe à papa.

Louis remarqua alors un petit kiosque qu’il n’avait pas vu à leur arrivée : JIMMY L’ENCYCLOPÉDIE, celui qui sait tout. C’était un vieil homme. À première vue, la soixantaine avancée. Le dos voûté, les cheveux longs, gris et sales, qui lui tombaient sur les épaules comme un poids trop lourd à porter. Il s’agissait de poser une question à Jimmy. Vous lui donniez 1 $ s’il avait la bonne réponse; il vous remettait 1 $ s’il ne la trouvait pas.

Louis connaissait par cœur la biographie de Napoléon Bonaparte, même dans ces menus détails. Il se dit qu’il lui poserait quelques questions vraiment pointues et qu’il pourrait se faire un peu d’argent à ses dépens. Juste trois, se dit-il. Faut pas ambitionner sur le pain béni, disait sa mère.

Il se présenta à Jimmy et lui demanda s’il pouvait lui formuler des questions sur le premier empereur des Français; celui-ci accepta le défi. Première question : À quelle école militaire Napoléon a-t-il étudié? Prompte réponse de Jimmy : Il devait entrer au collège royal de Thiron-Gardais mais il sera finalement admis à l’école royale de Brienne-le-Château.

Bonne réponse. Surpris, un brin agacé par l’aplomb de Jimmy, Louis mit un peu de temps avant de lui poser sa deuxième question : Épelez sans fautes le nom du commandant qui, avec ses soldats, s’opposa le plus rudement à la Grande Armée de Napoléon durant la campagne de Russie? Réponse de Jimmy : Il s’agit, bien sûr, du général Dmitri Dokhtourov. Vous voulez que je vous épèle son nom en français ou en alphabet cyrillique? EN FRANÇAIS, mugit Louis, je ne connais pas le russe. D’accord, son nom s’épèle D‑o‑k‑h‑t‑o‑u‑r‑o‑v.

Jimmy déglutit mais refusa d’abdiquer. Il se rappela que Napoléon était mort sur l’Île Sainte-Hélène à 51 ans le 5 mai 1821 à 17 heures et 49 minutes. Il l’avait appris en lisant le rapport détaillé de François Antommarchi, le médecin corse qui avait réalisé son autopsie. Sûr de lui, il lui posa sa dernière question : Quel fut le dernier repas de Napoléon avant sa mort? Réponse de Jimmy : Une omelette.

TABARNAK! Stupéfait, la bouche ouverte, la langue pendue, Louis se chercha une dignité, la trouva, puis donna trois billets de 1 $ à Jimmy. Il tourna ensuite les talons, comme Napoléon à la bataille de Waterloo sur son cheval blanc, et quitta le Parc Belmont si précipitamment qu’Élodie eut du mal à le rattraper.

Mai 1983. Il fait beau et chaud. Louis est professeur émérite à l’Université de Montréal; sa femme, Élodie, pharmacienne chez Jean Coutu. Leurs jumelles, Pauline et Lucille, veulent aller à la Ronde, le nouveau parc d’attractions de Montréal. Elles ont envie d’embarquer dans La Pitoune et se faire arroser.

Mais Louis les convainc de se rendre plutôt au Parc Belmont qui doit fermer ses portes cette année. Pour célébrer, dit-il, la première fois que leur mère Élodie a accepté de sortir avec lui et, plus tard, de l’épouser. Les filles acceptent à contrecœur.

Arrivé au parc, Louis remarque qu’il suffit maintenant de se procurer un billet à l’entrée pour avoir accès aux manèges. Il en achète quatre puis invite la famille à courir jusqu’à la Grande roue. Ils foncent. Mais, après trois pas, Louis s’arrête net. Face à un petit kiosque tout décrépit : JIMMY L’ENCYCLOPÉDIE, celui qui sait tout.

Subjugué, Louis regarde un client poser une question au vieillard décharné. Et lui remettre 10 $. Maudite inflation, se dit-il. Il y a 20 ans, c’était 1 $. Élodie et les filles viennent le rejoindre. Qu’est-ce qu’il y a, papa?

Mais Louis n’écoute pas. Il s’approche par derrière et se penche sur l’épaule osseuse de Jimmy alors que son client s’apprête à perdre encore de l’argent en lui posant une autre question. Il lui crache à l’oreille : « Une omelette à quoi? » Réponse de Jimmy, sans même se retourner : « Aux champignons. Que son cuisinier a fait suer 5 minutes à feu vif. » Abasourdi, Louis sort un billet de 10 $ de son portefeuille et le paie. Puis il annonce : Élodie, les filles, venez, on s’en va à la Ronde.