La fille de la supérette

De Sayaka Murata, romancière japonaise, qui a reçu le prix Akutagawa pour son livre, l’équivalent du prix Goncourt au Japon. C’est l’histoire, comprends-tu, de Keiko Furukura, une jeune femme singulière aux yeux de sa famille et de son entourage.

Déjà, à l’école primaire, elle avait une manière bien à elle de résoudre les problèmes. Voyant deux garçons qui se querellent durant la récréation, elle abat une pelle sur la tête du premier. La bagarre prend fin alors qu’elle s’apprête à frapper le second; un prof lui enlève l’outil des mains! Conduite chez le directeur à qui elle explique que c’était la façon la plus simple de régler la dispute.

Sa maîtresse sermonne les élèves de sa classe. Certains pleurent. Devant l’inefficacité des lamentations pathétiques de ses camarades, Keiko se lève, se rend jusqu’au bureau de sa maîtresse à qui elle baisse la jupe et la petite culotte. Fin abrupte de l’engueulade. Mais autre visite au directeur qui croit, comme les autres, que cet enfant ne se conduit pas normalement.

Keiko tente de rentrer dans le rang. Elle finit son cégep (ou l’équivalent au Japon) et s’inscrit à l’université. Pour payer ses études, elle cherche un emploi. Elle en trouve un dans un konbini, supérette à la japonaise ou sorte de gros dépanneur ouvert 24 h sur 24. Une job d’étudiants ou pour travailleurs étrangers dans ce pays. Sa famille est ravie; Keiko est normale.

Sauf que Keiko y travaillera… 18 ans. Comme l’auteure d’ailleurs. Le récit est donc, en partie, autobiographique. En voici des passages:

(À ses premières journées au konbini, chaque fois ravie de retrouver sa casquette et son uniforme d’employée)
« En cet instant, pour la première fois, il me sembla avoir trouvé ma place dans la mécanique du monde. Enfin, je suis née, songeai-je. C’était, à n’en pas douter, le premier jour de ma vie en tant que membre normal de la société. »

(Récitant avec conviction la devise des employés en présence du gérant)
« Nous jurons d’offrir au client le meilleur des services, afin qu’il choisisse et chérisse toujours notre magasin! »

(Quand elle se trouve à la caisse avec un client, répétant toujours la même formule d’accueil)
« Bienvenue chez SmileMart!
Veuillez m’excuser pour l’attente!
Merci de votre achat! »

(Après sa journée de travail, quand elle apporte chez elle un plat préparé acheté au konbini)
« Mon organisme ainsi alimenté par les denrées de la supérette, il me semble faire partie des meubles, au même titre que les étagères de produits ou la machine à café ».

« Je me languis de mon konbini. Là-bas, tout est plus simple, rien ne compte hormis notre position dans l’équipe. Peu importent le sexe, l’âge ou les origines, tous sont des employés, égaux, vêtus du même uniforme ».

(Dix-huit ans plus tard)
« Le magasin n’a pas bougé en dix-huit ans, en dépit des changements de direction. Même si chaque employé est différent, il m’arrive d’avoir l’impression qu’à nous tous, nous formons comme un organisme vivant ».

« Ce qui ne m’empêche pas de contempler le même spectacle qu’en ce premier jour. Depuis, 6607 matins se sont levés ».

« La cliente glisse les mêmes baguettes jetables dans le même sac et me tend la même monnaie avant de saluer le même matin du même sourire ».

À 36 ans, l’existence de Keiko bascule à l’arrivée d’un nouvel employé, Shiraha, un parasite, et sous la pression constante de son entourage qui désespère de la voir un jour se trouver un emploi correct et fonder une famille.

(Shiraha qui s’installe chez elle … dans la baignoire)
« Furukura, tu es chanceuse. Tu as beau cumuler un triple handicap, vierge, célibataire et travailleuse à mi-temps, grâce à moi tu vas pouvoir entrer dans la société des gens mariés, les gens te croiront sexuellement active, et rien ne te distinguera plus de ton prochain. Tu seras la meilleure version de toi aux yeux des autres ».

(Au konbini où elle travaille, quand le personnel apprend qu’elle vit avec un homme)
« Leur attitude me choque. Je n’arrive pas à croire que même un gérant de konbini trouve plus d’intérêt à échanger des ragots avec ses employés qu’à appliquer la promo sur le poulet frit pour le faire passer de cent trente à cent dix yens ».

« Hélas, il semblerait que je sois redevenue une femelle d’humain avant d’être une employée ».

(Après sa démission, sous l’influence de Shiraha et de son entourage)
« Privée de mes repères, je ne sais plus comment me comporter. Jusque-là, même quand je ne travaillais pas, mon corps appartenait toujours au konbini. Je dormais afin d’être en forme, je mangeais sainement pour entretenir ma santé. Ça faisait partie de mon travail ».

(Heureusement, elle retrouve ses esprits et son emploi, comprend qu’elle ne peut plaire à tout le monde et fout Shiraha le parasite à la porte)
« J’ai enfin compris. Avant d’être un humain, je suis une vendeuse de konbini ».

« Je dégage mon bras, que je serre contre ma poitrine. C’est la main précieuse avec laquelle je rends la monnaie aux clients et emballe les articles de restauration rapide. La sueur de Shiraha qui me colle à la peau me répugne. Je meurs d’envie de me laver, par respect pour la clientèle ».

Plaisant petit roman (142 pages) dans lequel l’auteure fait l’éloge de l’anticonformisme mais dans un univers miniature rassurant régi par la normalité.

 

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