La mort peut attendre

1 h 30. Une femme à la sacoche plastifiée en faux-crocodile se présente au triage. L’infirmière l’accueille, l’écoute avec bienveillance puis la renvoie dans la salle d’attente. Elle me dit tout bas: « Cette patiente a des idées suicidaires; elle ne doit pas rester seule avant d’être vue par le médecin. » Ça tombe bien, elle est accompagnée de sa sœur. Mais à 3 h, celle-ci quitte l’hôpital. Besoin de dormir deux heures avant d’aller travailler. J’avise mon remplaçant de suspendre ses rondes et de ne pas quitter la patiente des yeux.

Arrive une jeune femme qui vomit un sang pâteux comme de la bouette. Priorité 1. Conduite aussitôt dans la Salle de chocs. S’amène ensuite une mère et son enfant en détresse respiratoire. Priorité 1. Direction Salle de chocs. La dame à la sacoche en faux-crocodile attend sagement son tour. Elle regarde la télé, une émission du canal Évasion; un type en habit cravate qui renippe des hôtels en décrépitude. Je me dis que ça va l’achever. Ben non, à 60 ans, elle doit penser que sa propre mort peut attendre, qu’elle compte moins que la vie de cette femme et de cet enfant.

Mais alors pourquoi une dame si généreuse, qui a du vécu et du jugement, qui connaît si bien la valeur de la vie, songe en même temps à la quitter? Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir trop longtemps. À 4 h 15, le médecin l’a appelée. Priorité 2.

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