La Treizième heure

Second roman que je lis d’Emmanuelle Bayamack-Tam. Et les deux se passent dans une secte; une église si vous préférez. Le premier, Arcadie, nous faisait connaître Farah, une adolescente de 16 ans. Le second nous présente Farah, une adolescente de 16 ans! Les deux, surtout la Farah de la Treizième heure, vivant une transidentité compliquée; qui plus est, familiale. Le livre se divise en trois parties, racontées par chacun des personnages principaux : Farah, l’ado, son soi-disant père Lenny et Hind qui prétend être sa mère. En voici des petits bouts.

(Aux messes de l’église de La Treizième heure, la lecture des Évangiles a été remplacée par la récitation des œuvres des grands poètes, Hugo, Baudelaire, Nerval, Musset, Verlaine, Rimbaud, Aragon. Ici, les premiers vers d’un poème de Du Bellay, composé au 16e siècle).
« Déjà la nuit en son parc amassait
Un grand troupeau d’étoiles vagabondes,
Et, pour entrer aux cavernes profondes,
Fuyant le jour, ses noirs chevaux chassait. »

(Farah en visite chez ses grands-parents)
« Ils m’aiment à leur façon et ils sont toujours contents de me voir arriver. S’ils le sont encore plus de me voir repartir c’est qu’ils ne sont habitués ni aux visites ni à la conversation. »

(Vision réactionnelle de Farah aux songeries mystiques des adeptes de la décorporation prétendument morts mais revenus vivants du tunnel lumineux)
« C’est bien joli mais ça ne prouve pas grand-chose si ce n’est que le cerveau est capable de déconner jusqu’à la fin. Ce qui serait vraiment probant, c’est le retour d’expérience d’un cadavre avéré. Mais bon, j’imagine qu’aucune âme n’a envie de réintégrer un corps avancé dans sa putréfaction. »

(Chez les treiziémistes, on baptise dans l’eau)
« L’idée qui préside à ce choix poétique, c’est que le baptême est à la fois une élection, un sacre, un mariage, une mort et une résurrection. »

(Farah et les bouches)
« C’est clairement l’orifice dans lequel Dieu a décidé de laisser libre cours à sa fantaisie créative. Rien qu’à la Treizième Heure, nous avons les lèvres rose et noir de Ragnar, la fronce incolore de Jewel, les limaces cireuses de mon oncle, le camélia pulpeux d’Ariel, l’accolade pensive de Marsiella, la tulipe purpurine de Kinbote, le bec argileux de Marie-Ciboire, ls babines sépia de Victorine ou la lippe mouillée de Théodora. »

(Lenny, père de Farah, du moins celui qui l’aimera et s’en occupera comme un père, même comme une mère, gourou de la communauté, en conversation avec Erwan fils de Sophie, qui sera la mère porteuse de Farah)
« Mes tentatives pour établir un dialogue avec lui se brisent sur la timidité maladive qu’il tient de sa mère. Comme elle, il rougit, bredouille, et baisse furieusement les yeux en espérant que je serai mort quand il les relèvera. »

(Naissance de Farah)
« D’emblée, tout va trop vite, elle surgit en deux heures à peine, pas le temps pour la dilatation progressive, le crescendo contrôlé de la souffrance, l’accompagnement feutré des sage-femmes – et encore moins pour la péridurale. »

(Lenny, déboussolé, après que Hind, l’amour de sa vie, qui voulait tant avoir un enfant avec lui, le quitte pour un autre dès la naissance de Farah)
« Insensiblement, je redeviens moi, mais redevenir moi ne compte pas au nombre de mes ambitions. »

(Sophie, la mère porteuse, tente de prendre la place de Hind dans le cœur de Lenny)
« J’ai beau lui dire de se reposer, de rentrer chez elle, de me laisser gérer Farah tout seul, puisque tel semble être mon destin, elle oppose à toutes mes remarques son front lisse et l’alignement rectiligne de ses petites dents, en un simulacre de sourire qui me donne envie de hurler. » (Il finira par la mettre dehors de chez lui.)

(Après Sophie, Lenny se fait cruiser par Nelly, la propriétaire de l’immeuble où il loge, une octogénaire aux airs de poupée de collection)
« Elle me décroche une œillade clairement aguicheuse. On lui a tellement dit qu’elle avait de beaux yeux qu’elle en joue encore comme d’une arme fatale, papillonnant laborieusement de ces cils rigidifiés par le mascara. »

(Il essaie gentiment de répondre à ses avances)
« Ma main gît toujours mollement entre les seins de Nelly, là où son sternum fait une bosse crénelée et éclaboussée de lentigo. » (Pour les moins de 80 ans, le lentigo est une tache pigmentaire de la peau).

« Le coiffeur a eu beau œuvrer à grand renfort de laque et de Babylyss, des pans de crâne rose luisent faiblement entre les boucles. »

« Mes doigts butent à l’entrée de son vagin sans en trouver l’accès. Pire, je sens que je lui fais un mal de chien en insistant, comme si ses chairs s’étaient définitivement refermées avec le temps. » (Bref, ils vivront un amour platonique et assez bref vu l’âge avancé de la dame qui cédera toute sa fortune à Lenny, ce qui lui permettra de fonder son église : Nelly, tu es morte et dure comme la pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon église)

(Les années passent, Farah a 16 ans et veut connaître l’identité de cette mère propriétaire de l’ovule ensemencée par Lenny et devenue elle dans le corps de Sophie. Lenny sait qu’il doit cesser de lui mentir)
« Pour bien faire, il faudrait que je dise à Farah que sa mère est un homme – ou que sa mère est son père, comme on voudra. Et puis tant qu’on y est et toujours pour bien faire, il faudrait que j’ajoute qu’elle-même est un garçon. »

(Ben oui, Farah est hermaphrodite et Hind est un homme devenu une fort jolie femme bien que sa transformation ne soit pas achevée; il a encore un pénis. C’est elle ou lui qui a fécondé Farah avec son sperme dans le corps de Sophie sous la supervision de Lenny qui n’est que son père adoptif. Me semble que c’est clair)

(Hind revient dans la vie de Lenny et Farah)
« Je me suis bien gardée de te le dire, Lenny, mais j’ai toujours vibré intensément quant tu célébrais ma beauté avec les mots des autres, des vers que tu scandais sur mon échine, en t’émerveillant qu’ils aient été écrits pour moi sans me nommer. »

(Hind expliquant qu’elle a quitté Lenny pour une histoire de cul)
« Je suis partie parce que mon amour pour toi ne pouvait pas lutter contre un autre amour, moins pur mais plus impérieux, moins facile mais plus exaltant. Je suis partie, parce qu’à tout prendre je pouvais me passer de toi mais que Sélim m’était indispensable. »

(Avec une pensée pour sa fille Farah)
« Je ne peux te laisser en de meilleures mains ni à un meilleur père, et ça aussi, je me le répète en boucle alors que je file rejoindre Sélim, déjà si loin de toi et si pleine de lui. »

(Retrouvailles de Hind avec son frère Reddouane et sa sœur Anissa qui ont la révélation de son changement d’identité de garçon à femme trans algérienne)
« C’était bien la peine de venir de Dreux pour se comporter comme deux carpes, bouche ouverte et yeux ronds en face de leur sœur nouvellement retrouvée. Ce frère devenu sœur, devenu mère, ça les dépasse, j’aurais dû y aller par étapes. »

(Hind, parlant de Mani, sa grand-mère qui l’a élevée)
« Elle t’aurait aimée, Farah, Et elle aurait su remettre ton intersexuation à sa juste place : un enfant est un enfant. Elle t’aurait bercée contre sa poitrine affaissée, elle aurait chantonné en kabyle à ton oreille, elle aurait enfourné de la purée entre tes petites lèvres, elle t’aurait emmenée au parc, elle t’aurait attendue devant l’école, elle t’aurait préparé ton goûter, elle t’aurait donné ton bain, elle aurait surveillé ton sommeil et se serait levée au moindre cauchemar, comme elle l’a fait pour moi de ma naissance à mes six ans. »

(Tentant de renouer avec Farah, après 16 ans)
« Je ne t’ai pas élevée, mais je t’ai donné mieux qu’une éducation puisque je t’ai transmis mon rêve d’une vie instinctive et libre. » (Et ça marche. Hind retrouve sa fille mais demeure Hind, un homme complexé devenu une femme affirmée tenant résolument à ses convictions.)

(Au moment du départ de Lenny qui s’en va prêcher dans le désert avec quelques irréductibles de l’église, les membres qui optent de rester en ville lui offrent un alexandrin en guise de cadeau d’adieu. Farah s’étonne que celui de Hind ne comporte que cinq syllabes : Ne me quitte pas.
– « Comment ça ne me quitte pas?
– C’est ce que je lui ai écrit. C’est mon alexandrin
– Mais enfin, ne me quitte pas, c’est pas un alexandrin!
– Peut-être mais c’est quand même de la poésie. »

« Elle me regarde avec un tel air de défi buté que je renonce à protester contre ce choix intempestif, ce choix qui lui ressemble, car oui ça lui ressemble d’être à sept syllabes des autres, dans son espace de solitude et de singularité. »

Preuve que la poésie, la littérature en général, par une approche humaniste et un brin transgressive, peut amener les lecteurs à se questionner, même à changer les mentalités propres aux bouleversements d’identité et de genre.