Le vieux qui lisait des romans d’amour

Publié en 1992 en espagnol et traduit la même année en français. Son auteur, Luis Sepulveda, est un écrivain chilien engagé. Qui dénonce dans ce livre la destruction aveugle et systématique de cette forêt-continent qu’est l’Amazonie et, à travers elle, les équilibres fragiles et vitaux qui lient l’homme et son environnement naturel : « On pouvait penser que le temps avait oublier ces confins de l’Amazonie mais les oiseaux savaient que, venues de l’occident, des langues puissantes progressaient en fouillant le corps de la forêt. » Sens du récit donc, ramassé et efficace, et un don d’évocation qui lui permet de rendre simples en les stylisant les choses, les êtres et les événements les plus compliqués. Forcé à l’exil sous la dictature d’Augusto Pinochet, Luis Sepulveda est mort de la COVID-19 en Espagne le 16 avril 2020.

Le vieux qui lisait des romans d’amour. C’est l’histoire, comprends-tu, d’Antonio José Bolívar Proaño. À 15 ans, il se marie avec Dolores Encarnación del Santísimo Sacramento Estupiñán Otavalo, un nom qui n’entre pas sur un baptistère au Québec. Ils partent vivre en Amazonie comme d’autres se rendaient en Californie. Dolores y meurt de la malaria deux ans plus tard. Antonio s’en sort de justesse, secouru par les Shuars, paisibles Indiens de la forêt, qui deviennent ses amis. Et lui apprennent à survivre et à s’attacher à ce milieu. En voici des petits bouts.

(Les deux premières lignes du roman pour décrire la saison des pluies)
« Le ciel était une panse d’âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus des têtes. »

(Conversation d’Antonio, rendu vieux, avec le dentiste Rubincondo Loachamín à El Idilio, petite ville d’Amazonie en périphérie de la quelle Antonio s’est installé après son séjour chez les Shuars)
« Comment vont tes dents? »
«  Je les ai sur moi. »
« Et pourquoi tu t’en sers pas? »
« Je ne mangeais pas, je ne parlais pas, alors à quoi bon les user. »

(C’est ce même dentiste, prothésiste dentaire et ami qui lui apporte ses livres d’amour, lors de ses passages à El Idilio, deux fois par année. Romans que le vieux préfère remplis de souffrances, d’amours désespérées mais de fins heureuses)
« Il lisait lentement en épelant les syllabes, les murmurant à mi-voix comme s’il les dégustait, et, quand il avait maîtrisé le mot entier, il le répétait d’un trait. Puis il faisait de même avec la phrase complète, et c’est ainsi qu’il s’appropriait les sentiments et les idées que contenaient les pages. »
« Il lisait en s’aidant d’une loupe, laquelle venait en seconde position dans l’ordre de ses biens les plus chers. Juste après le dentier. »
« Quand arriva l’heure de la sieste, il avait lu environ quatre pages. »

(Lisant les noms de grandes villes du monde et les comparant à la seule « grande ville » qu’il ait visitée, Ibarra en Équateur, constituée de maisons basses, blanches, identiques)
« Là s’arrêtait sa connaissance du monde et, en suivant les intrigues qui se déroulaient dans des villes aux noms lointains et sérieux tels que Prague ou Barcelone, il avait l’impression que le nom d’ibarra n’était pas celui d’une ville faite pour les amours immenses. »

(Comment il imagine la neige dans ses romans)
« Enfant, il l’avait vue comme une peau de mouton mise à sécher au balcon du volcan Imbabura. »

(Antonio assistant au rite funéraire des vieux Shuars qui déterminent eux-mêmes l’heure de leur mort, après avoir bien mangé et bien bu. Mieux que s’éteindre sans égards en CHSLD)
« … festin fabuleux avec les anciens qui avaient décidés que l’heure était venue de « partir » sous l’effet de la chicha dans la félicité des visions hallucinatoires qui leur ouvraient les portes d’une existence future déjà déterminée, il aida à les porter dans une cabane éloignée et à enduire leur corps de miel de palme très doux. »
« Le lendemain, tout en chantant les anents destinés à les accompagner dans leur nouvelle vie de poissons, de papillons ou d’animaux sages, il ramassa avec les autres les ossements blanchis, parfaitement nettoyés, restes désormais inutiles des anciens transportés dans l’autre vie par les mandibules implacables des fourmis ».

(Quelques notions essentielles à connaître pour vous éviter des ennuis avec les Shuars des fois que vous visiteriez l’Amazonie après le confinement, je pense ici, particulièrement, à ma petite sœur Louise)
« Le Shuar crachera beaucoup pour que tu saches bien qu’il dit la vérité. »
« … il lâchera un pet sonore pour être certain qu’aucun paresseux ne l’écoute. » (les Shuars craignent les paresseux)

(Et surtout, si vous devez tuer un homme blanc, utilisez une sarbacane, selon la coutume des Shuars, et non votre genou ou un fusil comme Antonio le fait pour venger son ami Nushiño)
« En conséquence, il aurait dû tuer l’homme d’un dard empoisonné après lui avoir donné la possibilité de se battre courageusement; alors, paralysé par le curare, tout son courage serait demeuré dans son expression, concentré à tout jamais dans la tête réduite, paupières, nez et bouche cousus pour qu’il ne puisse s’échapper. »
« Les Shuars poussèrent la pirogue (celle d’Antonio) dans le courant, puis ils effacèrent ses traces sur la plage. » (signalant par là qu’il était chassé de la tribu)

Roman parfois drôle, parfois émouvant, avec la jungle amazonienne comme personnage principal. Presque trente ans après la publication du livre, j’espère qu’il reste quelque chose de cette forêt. Ma sœur, au cours d’un prochain voyage, à bord d’un avion décloué du sol, saura bien me le raconter.

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