On meurt tous d’avoir vécu

Trois mois sans rédiger de compte rendu de livre. Avant, enfin, de tomber sur un titre amusant, intéressant et québécois : On meurt tous d’avoir vécu. De Karine Vilder dont c’est le premier roman, aux Éditions Stanké.

C’est l’histoire, comprends-tu, de Louky Crapo. Rédacteur, depuis vingt ans, des avis de décès à l’agence Free Press de New York. Spécialiste des « viandes froides », soit, dans le jargon du métier, ces rubriques nécrologiques de personnalités publiques rédigées avant leur décès dont on prévoit la mort prochaine à cause de leur grand âge ou de leur mode de vie tumultueux. Et qui se découvrira un don étrange : celui de précipiter la mort des crapules en tout genre dans des conditions loufoques, juste en composant leur notice nécrologique.

En voici des passages.

(Le patron sur son départ de la section Nécrologie)
« Victor Blouzingstein […] a été contraint de prendre sa retraite à l’âge de quatre-vingt-six ans parce qu’il oubliait de plus en plus fréquemment de rentrer au bureau. »

(Du travail pour Louky)
« Un psychiatre de l’armée de terre américaine a ouvert le feu dans une base militaire du Texas (13 morts). Comme quoi manger de façon saine, faire du sport et bien gérer le stress n’est pas forcément gage de longévité. »

(À la mort de l’acteur Paul Walker)
« Toute la série des films Rapides et dangereux le classant dans la catégorie des casse-cous à surveiller, j’avais dans mon ordi une viande froide prête à servir. Le 30 novembre 2013, lorsqu’un accident de voiture l’a conduit directement à la morgue, je n’ai eu qu’à ajouter « sur une route californienne des environs de Valencia » et à appuyer sur la touche « Envoi » pour voir mon papier apparaître à la une de tous les sites people et de tous les journaux à potins du pays.

(Évoquant certaines meurtrières célèbres de l’histoire)
« En ces temps lointains, les femmes mal mariées ne pouvaient, hélas, exiger le divorce, et après avoir dit oui pour le meilleur du pire seulement, précipiter la mort de leur mari était parfois l’unique moyen d’échapper aux coups ou aux ronflements. »

(Rencontre et séparation d’avec Bernadette, son amoureuse)
« Elle a précisé que j’étais un type bien et que, si elle avait eu un chat ou un hamster à faire garder, elle me les aurait confiés sans hésiter. Je n’ai gardé de Bernadette qu’un pot de parmesan.

(Aux toilettes, lisant un article sur les cinq façons de recouvrer le bonheur après une rupture)
« Son premier conseil ? Profiter pleinement du moment présent. Un conseil que j’aurais volontiers suivi si l’endroit où je me trouvais avait été un peu plus aéré. »

(Louky rédige une « viande froide » pour provoquer la mort d’un père au visage bouffi par l’alcool qui a brisé le bras de sa fille sans manifester la moindre émotion)
« Croyez-le ou non, le plus dur est venu ensuite quand sa petite, en dépit de la douleur, a lentement articulé s’il vous plaît, monsieur, ne répète rien à personne parce que mon papa il est méchant mais pas toujours. » (Par bonté d’âme, Louky lui réserve une fin relativement paisible : une foudroyante rupture d’anévrisme)

(Consultant les lauréats les plus notoires des Darwin Awards, ces récompenses posthumes des trépas les plus loufoques de l’histoire)
« En 1994, un terroriste a ouvert la lettre piégée qu’il avait lui-même envoyée. Parce qu’il avait négligé de l’affranchir suffisamment et les services postaux la lui avait retournée »

(Se remémorant un Noël en famille)
« Sous la table, il n’y avait que nos pieds et Rip (leur chien), qui se régalait de pépites molasses qu’on lui glissait en douce dans la gueule. »

(Pour gagner un Darwin Award, il se met en tête de tuer des méchants par ses avis de décès rédigés de leur vivant mais dans les conditions les plus absurdes. Le premier est un batteur de femmes)
« M. Jim Wallace Grindpool, affecté depuis 2011 au comptoir des pieuvres et calmars chez Fish & Sea Food For All, est décédé le 6 janvier 2014 à l’âge de vingt-sept ans. Dans l’intention d’amuser un client, il a sauté à la corde à danser avec des tentacules de poulpe sectionnés et grossièrement noués. Cependant, après le troisième saut, il a glissé sur les têtes de mollusques qu’il avait jetées par terre et la sienne a aussitôt heurté le sol de plein fouet. Ila été transporté d’urgence à l’hôpital, mais les médecins n’ont rien pu faire d’autre que constater son décès. »

(A New York, à l’achat d’une galette des rois, la fève se vendant séparément)
« Aujourd’hui, aux États-Unis, on peut par conséquent facilement se procurer quantité d’armes à feu mais pas de galettes des rois avec une fève à l’intérieur parce que ça pourrait être dangereux. »

(Septième viande froide rédigée à l’intention de Chase Boydon, un gardien d’établissement correctionnel corrompu à qui il coupe le sifflet d’une manière plutôt amusante)
« En attrapant son sifflet pour interrompre une bagarre entre prisonniers, il a ouvert si grand la bouche qu’à l’arrivée des secours des « trrrrrrrrr » stridents sortant de sa gorge ont accompagné chaque manœuvre de Heimlich. » (manœuvre pour traiter l’étouffement dû à l’obstruction des voies respiratoires par un corps étranger, par exemple, un sifflet)

(Mais Louky perd son emploi et décide qu’il n’a plus de raisons de vivre. Il prépare 37 scénarios de sa propre mort)
« À minuit dix-sept, impatient de découvrir quel genre de mort allait bientôt me rendre célèbre d’un bout à l’autre du pays, j’ai chaussé mes lunettes de presbytie et déplié avec fébrilité la feuille que j’avais entre les mains.
[…] juste avant de sombrer dans le sommeil, je me suis dit que je venais de trouver ma résolution du Nouvel an. »

Louky mourra assassiné à coups de fourchette à dessert, précisément de tiramisu, lors d’une tragique soirée dans un restaurant italien. Je préfère de loin ma propre viande froide : « Prière de ne plus déranger. » Mais en dépit de cette fin ratée, le roman d’humour noir de Karine Vilder a répondu à mon besoin d’une lecture légère et à mon envie d’être surpris au détour des pages. Soyez assuré qu’aucun bouquineur n’en terminera la lecture avec une tête d’enterrement.