Vignettes africaines : une enfance en noir et blanc

Roman tout neuf, publié à l’été 2021. De Marie-Claude Hansenne. Ex-collègue de travail au ministère de l’Immigration du Québec, amie Facebook, ma Belge préférée, à part la bière, ma Marie-Claude à moi.

C’est l’histoire, comprends-tu, de Mathilde (ou Marie-Claude) qui raconte son enfance passée en grande partie au Congo, le belge pas le français, et en Belgique, la wallonne pas la flamande. Après la Seconde Guerre mondiale jusqu’en 1959 quand le Congo revendique son indépendance.

L’ordre des chapitres est aléatoire; ils émergent de sa mémoire de gamine à la peau blanche mais au cœur noir comme l’Afrique, qui parle mieux le swahili et le lingala que le français : Agnès sa nounou, Bouma le cuisinier, Dora sa chienne, Charles son père, Abi et Lolo les lionceaux orphelins, Amédée son meilleur ami, compagnon de jeux et presque frère, Kiki sa genette apprivoisée, le manguier, son sommet du monde, Coquelicot le poulet qu’elle a vu sortir de l’œuf, les hommes-léopards, les cannibales. Parmi d’autres personnages, en compagnie d’autres animaux. En voici des petits bouts.

(Mathilde, deux ans)
« Au début de ma conscience d’être vivante, j’avais deux grands amours. Un chien et une femme. Dora, la chienne berger allemand qui veillait sur moi selon sa nature d’arrière-arrière-arrière-petite-fille de louve; et Agnès, ma nounou, que ma mère avait recrutée parce qu’elle était la nièce de Bouma, le cuisinier tout dévoué à mon père. »

(Agnès)
« Elle était d’une beauté saisissante, tête sculptée dans un bois brun pâle, yeux noirs, nez à peine épaté, cheveux crépus qu’elle entortillait dans un foulard élégamment noué. »

(Bouma, au visage durement scarifié)
« Bouma était un homme de taille moyenne, très maigre. Il portait un capitula kaki et une chemise à manches courtes de la même couleur. Ses dents élimées, taillées en pointe, lui donnaient un sourire de crocodile. »

(Charles, son père, haut fonctionnaire belge)
« Peu bavard, il semblait toujours plus  heureux de vivre dans sa tête que dans la réalité. Sorti premier de sa promotion en droit à l’université, mon père était un type cérébral qui tenait les émotions le plus loin possible de sa sensibilité. »

(En route vers le marché)
« La route n’était pas longue, mais surchauffée par le soleil, même en matinée, si bien que chaque pas soulevait un voile carmin qui teintait tout d’un vieux rose, nos pieds, le bas de nos vêtements, les plantes au bord du chemin et mon petit chapeau de toile blanche. »

(C’est l’Afrique)
« En Afrique équatoriale, la nuit tranche le jour d’un coup de machette. »
« J’avais chaud. Il était sept heures du matin. Une légère vapeur s’élevait de la pelouse où je trempais délicatement mes pieds comme dans une mare pour y trouver un peu de fraîcheur. »

(Son père la cherche après une fugue)
« Il embarqua Louis (le boy de la maison) dans la DeSoto (sa voiture) aux jantes blanches et aux gros phares globuleux de grenouille. »

Il la retrouve chez le chef du village en train de se régaler de termites grillés dans l’huile de palme.

(Mathilde refuse de prendre son bain et de faire sa toilette)
« Au grand dam d’Agnès dont j’étirais la patiente, je refusai net de m’approcher de la bassine d’eau parce que Bouma me présentait des petits pains en forme d’hippopotames couverts de confiture de goyave qui me faisaient saliver. »

(Léon, son caméléon)
« Se tenant sur le manche d’un poêlon, Léon, un caméléon reçu récemment, avançait avec la prudence d’un démineur, ses yeux indépendants l’un de l’autre scrutant les alentours pendant que sa peau changeait doucement de couleur pour se fondre dans la transparence du temps. »

(Sophie et Dourakine, deux tortues que Mathilde a reçues en cadeau)
« Je les adorai instantanément. Je caressais leurs carapaces marbrées et luisantes, je les chatouillais d’un brin d’herbe juste pour voir leur gueule préhistorique se rétracter sous la corne recourbée de leur motorisé antédiluvien. »

(Endimanchée pour la Saint-Nicolas)
« Ce jour-là, Agnès me donna un bon bain et m’habilla d’une robe rose en cretonne, me tressa les cheveux en couronne et me fit enfiler des gants de fines dentelles, des socquettes ainsi que des sandales blanches, immaculées. »

(Inconsolable après l’égorgement de Coquelicot et d’autres poulets à l’occasion d’une fête organisée par ses parents)
« Rien à faire, je voyais Coquelicot sanguinolent dans sa robe de plumes rousses, courir vers la mort. »

(Accompagnant son père chez des réducteurs de tête)
« Petite statue debout à côté de mon père, je ne bougeais pas d’un cil. »

(Au parc Albert, premier parc national congolais créé par la Belgique)
« Près des points d’eau, des grues couronnées atterrissaient avec la grâce d’une plume au vent. »
« Comme des périscopes de sous-marin, le regard au ras de l’eau, ils (les hippopotames) nous observèrent, plongèrent en nage synchronisée et remontèrent brusquement sous le bac, le faisant tanguer de droite à gauche. »

(À cinq ans, presque six, elle tombe amoureuse d’Oleg, huit ans, beau comme un guépard)
« Comment intéresser ce garçon? Je courus vers l’arbre (son manguier) en bousculant tout sur mon passage et j’arrivai la première en haut après avoir déchiré ma nouvelle robe – je déteste les robes – et je fis un accroc dans ma culotte Petit Bateau. Qu’est-ce que j’allais entendre! »

(Oleg, impressionné, lui offre une menthe à l’eau)
« Muette, je fondis de bonheur en le dévorant des yeux. Image de la petite fille parfaite, j’arborais une tresse à demi-défaite, une raie noire sur la joue gauche, des genoux aux vieilles ecchymoses jaune mauve. Je ressemblais presque à Mowgli ou à un personnage de Mark Twain. »

(Mais Oleg traite Amédée, le meilleur ami de Mathilde, de singe. Elle décide sur le champ de ne plus l’épouser et de tout raconter à Agnès)
« Sans un mot, elle me serra dans ses bras. J’étais si bien contre son cœur, je l’aimais tellement que rien ne pouvait m’arriver lorsque je me tenais cachée dans la forteresse de son boubou coloré. »

A six ans, son père l’envoie dans un lointain pensionnat congolais où elle dépérit, privée de tous ceux qu’elle aime, puis en Belgique auprès de Marguerite, sa grand-mère paternelle.

(En route vers Bruxelles en passant par le Soudan)
« Seul souvenir marquant : à Khartoum, il faisait tellement chaud que la pluie s’évaporait avant de toucher le sol. Je trouvais cela très rigolo d’être mouillée dans le haut du corps et d’avoir les pieds au sec. »

(Au lycée Carter où elle passera trois ans)
« Chaque matin, exigeant le silence complet, des surveillantes nous alignaient en rangs dans le préau. Toutes affublées d’un sarrau bleu, nous ressemblions à des geais perchés sur un fil électrique. »

(Elle souffre des moqueries des autres élèves mais aussi de ses professeurs parce qu’elle a du retard à rattraper)
« Devant ma lenteur à répondre à une question, une professeure de néerlandais me demanda un jour combien de temps elle allait devoir attendre avant que je descende de mon arbre. »
« J’ai alors songé à Amédée, à qui on avait appris à ne jamais répliquer aux Blancs et qui se faisait si souvent malmener parce qu’il était noir. Comme lui, même si ma peau était claire, j’étais noire en dedans. »

Heureusement, sa grand-mère, qu’elle appelle affectueusement Manguite, contraction de maman et Marguerite, comprend que Mathilde est malheureuse à Bruxelles. Elles partent toutes les deux vivre à la campagne où la vie s’avère de nouveau une fête quotidienne.
« Mes parents et le Congo glissèrent dans le fond de ma mémoire et bientôt je les oubliai. »

Mathilde (ou Marie-Claude) se fait donc une place au soleil dans ce pays de pluie, de brume et de grisaille. Elle oublie peu à peu ses langues africaines, comment construire un arc, des flèches, une sarbacane ou une pagaie. Mais aujourd’hui encore, à l’âge adulte, je ne tenterais même pas de grimper à un arbre plus vite qu’elle. Surtout au sommet d’un manguier.

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