J’aime bien Mathieu Bock-Côté, le docteur en sociologie et le chroniqueur. Son nationalisme ardent, son érudition rayonnante, ses brusques emportements. Quand j’ai su que La compagnie des ombres de Michel De Jaeghere figurait parmi ses ouvrages préférés, je me suis dit : faut que je lise ça! C’est l’histoire, comprends-tu, d’une réflexion de l’auteur sur… l’histoire et à quoi elle sert. De l’Antiquité à l’époque actuelle. Avec une approche méditative. Qui rétablit le dialogue avec les morts, ces « ombres du passé ». Les hauts personnages pas si tant décédés et les grandes civilisations pas si tant éteintes. En voici des passages :
(En guise d’introduction)
« Notre temps a démultiplié, à l’infini, notre capacité de communiquer avec les vivants. Nous expédions en un infime instant nos textes, nos photographies, nos films, nos images virtuelles de l’autre côté de la planète. Nous faisons partager à toute la terre les instantanés de nos émotions. »
« Le dialogue avec les morts […] s’établit par la fréquentation des livres d’histoire, des grands textes, des documents. Par la méditation de leurs leçons. »
(À propos du presqu’abandon des cours d’histoire à l’école)
« Nous avons cru […] préparer [les élèves] aux défis de demain; nous avons fabriqué des amnésiques sans perspectives, sans références, sans points de comparaison. »
« L’histoire est un dévoilement. Elle fait lever des ombres venues de la profondeur des âges pour nous faire partager les leçons tirées de la pratique de notre condition. »
(L’Égypte après son assujettissement par Rome; ses artisans continuent d’ériger des chefs-d’œuvre de pierre)
« Ce dont elle témoigne […], c’est de l’incroyable capacité de résistance que peut avoir la culture lorsqu’elle est enracinée dans l’âme d’un peuple. »
(Au pays où se développe l’effort permanent d’apprendre, de comprendre et de transmettre)
« C’est en Grèce que, dans la foulée, s’épanouirent, à défaut de toujours naître, les mathématiques aussi bien que l’art politique, la rhétorique, l’histoire, la philosophie, le théâtre, la poésie épique, les beaux-arts, l’architecture classique. »
(L’Imperium romanum et ses routes qui se rendaient en Gaule, en Espagne, en Grèce, en Afrique, en Asie Mineure, jusqu’au pays des Scythes et aux portes de l’Inde)
« Il n’est pas vrai que tous les chemins menaient à Rome. La vérité est qu’ils en partaient. »
(Marc-Aurèle empereur du monde)
« Converti au stoïcisme par la lecture d’Ariston, un disciple de Zénon, et par celle des Entretiens d’Épictère, il en avait retenu l’idée maîtresse que la philosophie ne consiste pas à enchaîner les arguments ni à accumuler des connaissances. Bien plutôt à façonner son âme pour la rendre capable de chercher ce qui rend juste, courageux, libre, et de considérer tout le reste comme des « indifférents. »
(L’unité spirituelle créée par les religions)
« C’est parce que les hommes avaient les mêmes dieux qu’ils avaient pu dépasser le stade de la tribu fondée sur les seuls liens du sang pour se réunir en un corps visant au bien commun. »
(Les invasions barbares)
« L’histoire des invasions est de celles qui soulèvent les passions dans une Europe qui doute aujourd’hui de son avenir au spectacle de l’immense ébranlement de peuples dont elle est devenue la destination. »
(Charlemagne)
« Charlemagne n’a pas restauré l’Empire romain : il a inventé l’Europe. Multiple, fragmentée, diverse. Son entreprise s’est soldée par un immense succès et un immense échec. L’échec est celui d’une union politique imposée au forceps, qu’il n’avait sans doute pas songé à maintenir longtemps. Le succès est de lui avoir procuré autre chose : une communauté de civilisation. »
(Notre-Dame de Paris)
« À l’égal des plus grandes, des plus belles de nos cathédrales, Notre-Dame de Paris est un catéchisme de pierre. »
(Christophe Colomb, autre découvreur de l’Amérique)
« L’homme de l’avenir était un homme du passé. »
(La « boucherie » de Verdun en 1916, bataille qui a fait 163 000 morts du côté français et 140 000 du côté allemand)
« Ils s’étaient battus, naufragés dans des étendues mortes, pour gagner à grand peine quelques mètres de terrain. »
(1969, on a marché sur la lune)
« Armstrong avait réalisé un rêve que les hommes n’avaient, depuis l’Antiquité, jamais cessé de caresser. Il avait transporté, un instant, l’humanité dans l’univers du Petit Prince. »
(La notion de pays)
« Mais pour être « chez nous » et prétendre en demeurer maîtres, encore faudrait-il être « nous ». Former plus qu’un syndicat de locataires. Être liés par une communauté de foi, d’espérance ou de culture, par ce « souvenir de grandes choses faites ensemble », sans quoi ne peut apparaître la volonté d’en accomplir de nouvelles, parce qu’il est seul susceptible de nous inspirer cet amour de préférence qui donne consistance et vie à une philanthropie condamnée à rester, sans lui, théorique, nébuleuse, impuissante. »
« À un pays dont on a négligé de faire connaître les grands hommes, les gloires, les défaites; dont on a refusé d’exalter les exemples de courage, d’intelligence, les beautés ou les caractères, il est vain de demander de manifester un attachement. »
(À quoi sert l’histoire)
« […] l’étude et la connaissance de notre passé s’imposent aujourd’hui comme des nécessités vitales. En nous faisant vivre dans la compagnie des ombres, elles fournissent à notre liberté les moyens de son épanouissement : un guide pour la vie politique et morale qui nous aide à choisir le bien, en même temps que l’assurance que notre action, au regard de l’éternité, a un sens. »
« [nous sommes] des passeurs qui ont reçu un héritage qu’il leur appartient de prolonger et de transmettre; des héritiers à qui il revient de ne pas lâcher le témoin. »
Dès lors, il ne s’agit pas de se tourner vers l’histoire et le passé comme pour se réfugier dans un musée. Mais plutôt pour découvrir les invariants, les permanences, et peut-être surtout, dans notre modernité qui prétend tout réinventer, les questions existentielles que l’être humain ne peut esquiver sans se déshumaniser.