Court roman, 200 pages, de Vincent Brault. Un auteur québécois. Publié en 2021. Une année COVID productive. Sur le plan de la hausse des naissances et de la progression de la lecture dans le monde.
C’est l’histoire, comprends-tu, d’un écrivain montréalais, Vincent, alter ego de l’auteur, qui retourne à Tokyo où il a vécu une histoire d’amour plutôt singulière avec une Japonaise, Suzuko, artiste et taxidermiste. Décédée dans un bête accident. En deuil, Vincent voit Suzuko partout. En voici des passages.
Vincent avec Ono Ayumi, une amie.
« Elle dirige une galerie d’art contemporain située au rez-de-chaussée du plus magnifique édifice de Ginza, un gratte-ciel si léger, par grand vent on dirait qu’il pourrait s’envoler. »
« Elle […]. glisse son bras au creux de mon coude avant de m’entraîner vers la sortie. Je n’ai jamais connu une Japonaise aussi tactile. »
À vélo, sous la pluie, en direction de son ancien appartement.
« Les gouttes ne tombent pas, elles restent en suspension et forment un infini mur de bruine dans lequel je m’enfonce. »
Un couple qu’il croise lui rappelle celui qu’il formait avec Suzuko.
« Main dans la main. Leur ombre glissait mollement sur la chaussée qu’illuminaient une série de lampadaires, tous plantés droit dans l’asphalte. »
Rendu au square qui jouxte son appartement.
« Sous les bancs, des réserves d’eau et de nourriture en cas de tremblements de terre. Un chat traverse la rue. Suzuko se serait arrêtée pour le caresser. »
Il se rend bien compte que ce qui l’a fait revenir au Japon, c’est le fantôme de Suzuko. Il fait de son mieux pour l’oublier. Il rencontre Kana à une exposition; une fille aux paupières extravagantes. Ils se donnent rendez-vous dans un bar.
« Kana debout. Moi à côté. Deux verres de bière posés sur le comptoir devant. Ses paupières. Rouge terne dans la pénombre charbonneuse. J’aimerais les toucher mais je ne les touche pas. Elle prend une gorgée de bière. J’en prends une aussi. Un train passe. Les bouteilles sautillent sur le comptoir. Elle boit encore. Je fais pareil. Tout se passe comme si caler des bières en silence n’était qu’une sorte de prélude au moment d’empiler nos corps nus l’un sur l’autre au love hotel, plus tard. La musique forte. Le bar minuscule. Toujours un contact physique entre Kana et moi. La pointe du coude. Le côté de la cuisse. Le bout des doigts. »
« Les gens sont détendus. Ils dansent entre les tables hautes, ou plutôt ils hochent la tête au rythme de la musique, ou tapotent une bouteille, ou tapent du pied, comme s’il était interdit de bouger plus d‘un membre à la fois. »
Après ces courtes fréquentations, ils trouvent un parc où baiser.
« On oscille ensemble sans aucune espèce de coordination. »
Puis sur l’échafaudage d’un immeuble en construction.
« Kana me pousse contre un montant d’échafaudage, m’empoigne les épaules, écarte mes jambes avec ses genoux, colle son bassin contre le mien. Son ventre. Ses seins. Ma main droite derrière sa tête. Ses cheveux tellement fins. Une odeur familière de salive et de cuir derrière ses oreilles. »
Ils grimpent jusqu’au 9e étage et recommencent.
« Le plafond nuageux vert émeraude. Une luminosité extraterrestre. Le plancher de l’échafaudage, en bois, large comme un lit double. »
Vincent admire les paupières de Kana, gonflées comme des blessures.
« Qu’est-il arrivé à tes paupières Kana? » « Oh Vincent, tu le sais. »
Et sur ce lit improvisé, entre ciel et terre, couché avec Kana, Vincent songe à ses étranges ébats avec Suzuko, son amoureuse morte, taxidermiste, qui se glissait littéralement dans la tête des animaux qu’elle restaurait.
« Au début je trouvais la façon qu’on avait de faire l’amour pour le moins étrange. Mais les semaines ont passé et je me suis habitué. Bien sûr, la tête d’ours était lourde, encombrante, et Suzuko finissait par étouffer là-dedans. »
Heureusement, Suzuko se pare ensuite d’une tête de renarde qui lui va à ravir.
« Allongés sur le futon. Elle dessus, moi dessous. La lumière d’une lampe tamisée par un bout de tissu. Les rideaux tirés. Son corps nu, léger, délicat. Sa tête de renarde dans la pénombre scintillante. Sa truffe dans mon cou. La fourrure de ses joues. Ses crocs mordant l’arrière de mon oreille gauche. Ses gencives. De la bave. Une coulure épaisse et sanguine. Elle serrait trop fort les mâchoires sans faire exprès. J’ai voulu éloigner sa gueule de mon cou mais j’avais les poignets liés. Les chevilles aussi. Attaché aux quatre coins du futon tandis qu’elle haletait, qu’elle gémissait et mordait de plus en plus fort. »
Le hic, c’est que Suzuko a aussi enfilé des pattes de renarde serties de griffes plus effilées que des aiguilles.
« Je saignais beaucoup. Du cou, des épaules, du torse, du ventre. Je m’en foutais. Je mourais d’envie de l’embrasser, de glisser ma langue entre ses crocs. L’idée qu’elle puisse me l’arracher. Sa truffe humide de bave et de sang mêlé. Visqueuse et collante. La douceur de son haleine. Sa langue dans ma bouche. La mienne dans sa gueule. »
Le lendemain, Suzuko décide de ne plus jamais enlever sa tête de renarde. Ni pour faire l’amour, ni pour se rendre à son atelier, ni pour se rendre au resto.
« Suzuko discutait météo avec le serveur en attendant son bol de ramens. Quand le bol apparaissait sur le comptoir devant elle, elle séparait ses baguettes l’une de l’autre dans un crac avant d’aspirer les nouilles en sapant. À la fin elle s’essuyait le museau avec une serviette de table. »
Suzuko désire simplement qu’on la laisse vivre normalement avec sa nouvelle tête. Et Vincent l’aime et l’accepte telle qu’elle est.
« Dehors il pleuvait à verse. Elle a niché comme elle le faisait si souvent son museau derrière mon oreille. Ses poils étaient plus soyeux que d’habitude. Son souffle plus chaud. Ses crocs plus acérés. Ma vie aurait pu se terminer là. J’aurais été parfaitement heureux. »
Malheur, Suzuko est frappée par un camion qui lui passe sur le corps sans s’arrêter, comme si elle avait été un animal. Averti, Vincent se rue à l’hôpital.
« J’ai suivi le médecin à travers un corridor. Blanc et vide. Le bruit de nos pas qui adhéraient au plancher ciré. L’ascenseur. En silence. Quatrième étage. Un autre corridor. Vide et étouffant. La vision trouble. Plus une goutte de salive. Plus de jambes pour marcher. »
« Sur la table à côté du lit un sac de plastique transparent. À l’intérieur, des clés, un portefeuille, un téléphone qui tout à coup s’est mis à vibrer. Il se promenait dans le sac comme un être vivant. »
Il tire le drap qui recouvre le corps de sa bienaimée.
« Les yeux fermés… Sa peau humide et grasse. Son cou d’un blanc naturel. Ses oreilles fines comme des roses. Ses cheveux plats. Ses lèvres pâles. Et ses paupières. Des paupières sanguines. Rougeoyantes comme un coucher de soleil. Bordées d’une ligne vermillon comme si on avait découpé le tour au scalpel. Des paupières. Elles lui dévoraient le front et les joues. L’impact de l’accident. Le parechoc du camion. Des paupières. Seulement. Comme je n’en avais jamais vues. Épaisses et suintantes. Magnifiques et terribles. Des paupières qui allaient certainement, pour toujours, me hanter. »
Suzuko, Kana. Les mêmes paupières incandescentes, magnifiques, obscènes. Kana est-elle le fantôme de Suzuko? L’auteur dessine-t-il sa propre version des yokai, ces créatures surnaturelles du folklore japonais? L’une d’elles, serait-elle venue rappeler à un Québécois en deuil, amoureux fou d’une Japonaise, à quel point cette séparation sera dure à accepter? Sans doute. Mais que, pour la rendre supportable, Vincent devra oublier sa douleur. Ou l’enfouir à jamais dans sa tête. Et, au besoin, d’en changer. De tête. Tiens, pour celle d’un renard. Mieux, d’un bison.