Ton absence n’est que ténèbres

Roman de l’auteur islandais Jón Kalman Stefánsson traduit en français en 2022. Résident d’un pays de moins de 400 000 âmes dont la densité de la population est de 3,38 habitants par km2. Sensiblement la même que celle de mon Abitibi natale, cette autre contrée nordique impeuplée. La chronologie n’est pas linéaire. On comprend seulement dans les dernières pages du livre que l’histoire se déroule de la fin du 19siècle à aujourd’hui. Que la plupart des personnages auxquels on s’attache sont morts depuis longtemps même si leur destin demeure encore vivant chez leurs descendants. Voici comment ça commence. Un homme qui a perdu la mémoire s’arrête dans un village où tous semblent le connaître. Quoique personne ne l’appelle par son nom. Est-il seulement vivant ou mort? En voici des petits bouts.

(Page 11 de 591 où tout est dit sur le peuple de l’Islande)
« Les choses qui vous marquent durablement, grands sentiments, expériences difficiles, chocs, bonheurs intenses – épreuves ou violences qui viennent secouer la société ou votre existence – peuvent laisser en vous des traces si profondes qu’elles s’expriment dans votre patrimoine génétique, lequel se transmet ensuite de génération en génération – façonnant les individus qui naîtront après vous. »
« Nous portons perpétuellement en nous le passé, continent invisible et mystérieux qui affleure parfois, quelque part entre le sommeil et la veille. »

(Le sens de l’hospitalité islandais)
« Tout le monde sort à l’arrivée d’un visiteur, les gens comme les chiens; c’est une question de politesse, une visite est un événement trop important pour rester cloîtré dans la maison. »

(Considérations climatologiques)
« Le voyage avait été interminable. Bien plus long que celui de l’été et la plupart du temps. Il avait plu si dru, des gouttes si serrées que le paysage avait disparu. »
« (…) tu n’as pas oublié combien notre fjord est beau, y compris en hiver, lorsqu’on a l’impression d’être tellement coupés du monde qu’on se dit qu’on n’en fait plus partie. »

(Aldis, fille de la ville, tombe amoureuse d’Haraldur, homme des fjords, après avoir croisé une seule fois son regard bleu. À leur première rencontre, elle lui pose une question; il lui offre un verre)
« Me voilà ici et j’ai besoin de savoir qui tu es vraiment. Tu crois qu’il nous faudra vider la bouteille? »
(Déclaration d’amour d’Haraldur : Je traduis de l’islandais : pantoute, la belle car tu es…)
« de ceux qui osent tout quitter et laisser derrière eux pour un seul regard. Et qui permettent à la vie de ne pas se figer. »

(D’accord, les fréquentations sont courtes en Islande, ce qui n’empêchera pas Aldis et Haraldur de s’aimer beaucoup et de faire des enfants jusqu’à la mort d’Aldis dans un accident)
« La voiture a effectué trois ou quatre tonneaux puis s’est arrêtée six mètres en contrebas. La conductrice s’est retrouvée tête en bas, suspendue à sa ceinture de sécurité, comme une chauve-souris endormie. »
« Au fait, je m’appelle Aldis et je suis morte. »
« Je m’appelle Haraldur. Je suis hémiplégique et ton absence n’est que ténèbres. »

(Arrivée de Pétur qui remplace un pasteur passé date)
« L’ancêtre commençait en effet à radoter et, depuis quelque temps, incapable de distinguer les morts des vivants, il apostrophait des paroissiens qu’il était seul à voir, parmi lesquels des gens qui reposaient au cimetière depuis des années. »

(L’amnésique en voiture)
« J’abaisse ma vitre pour laisser entrer dans l’habitacle le mois d’août, son soleil, l’odeur de l’humus et de la mer, celle du petit taillis de bouleaux qui fait de l’ombre à la ferme, le chant de la bécassine des marais, les stridulations du chevalier gambette et les cris des sternes arctiques qui ne tarderont plus à quitter le fjord. »
(En compagnie d’un vieil homme qui a négligé ses visites chez le dentiste)
« (…) il est à moitié édenté, les dents qui lui restent ressemblent à des pierres tombales affaissées et malmenées par les vents. »
(Avec Soley, une ex-blonde qui l’étreint vigoureusement en le retrouvant)
« J’étais surpris de constater à quel point c’était agréable, je me sentais à ma place au creux de ses bras. »
(Avec celui qu’il appelle le pasteur chauffeur, qu’il est le seul à voir)
« Je suppose que vous avez compris que vous ralentissez la course du temps lorsque vous écrivez. »

(Guoriour, fermière, écrit un article sur le lombric)
« Le lombric appartient à la famille des vers annelés hermaphrodites, il aide la terre à respirer. En son absence, gageons que le sol étoufferait, l’herbe dépérirait et les fleurs se faneraient. »
« Dans cette mesure la contribution du lombric à la vie est plus importante que celle de l’être humain. »
« Il me semble capital que les gens reconnaissent l’importance de l’infime, qu’ils comprennent que toute chose compte à égalité, les femmes autant que les hommes, les vers de terre autant que les rois. »

(Pétur fait partie du comité de rédaction de la revue qui publiera son article. Déjà amoureux, il lui écrit qu’il ira la rencontrer à la ferme où elle habite avec son mari et ses filles. Guoriour est pétrifiée quand il arrive car elle se sent vivement attirée par lui à la seule lecture de sa lettre)
« Elle a entendu le visiteur descendre de cheval, entendu son mari le saluer, entendu le pasteur toussoter et là, elle s’est rendu compte qu’elle retenait son souffle. »
(Pétur, sans le vouloir, lui fait une déclaration d’amour)
« Ceux (comme Guoriour) qui naissent animés d’une curiosité vive et lumineuse (…) désirent élargir l’horizon de ceux qui, comme nous, sont enchaînés à l’habitude. »
(Il l’invite à faire partie du comité de rédaction de la revue. À leur première rencontre, ils s’aimeront charnellement, puis Guoriour le quittera pour toujours)
« (…) je n’avais jamais imaginé que bonheur et malheur puissent se confondre en une seule et même chose. Jamais je n’avais soupçonné qu’on pût trahir en aimant. »

(Fin également de la relation entre Tove et Eirikur)
« Je t’aimerai toujours, avait-elle dit. Mais je ne peux plus vivre comme ça. Je ne peux pas quitter mon mari. Je ne peux pas, je n’ai pas le droit de détruire sa vie et de malmener celle de mes enfants. Je dois faire un choix et je fais celui qui nous blesse uniquement nous deux. »

(Humour islandais)
« (Asi) a envoyé un courriel au Congrès des États-Unis le jour de l’élection de Trump, il suggérait qu’on exile une partie de la population sur la Lune, de préférence sur sa face cachée. »

(Runa expliquant pourquoi Eirikur s’adresse à ses chiens tantôt en islandais tantôt en français)
« Il dit qu’il veut que ses chiens soient bilingues. »

(Conversation de Mundi avec Asi)
« Je suis exploitant forestier, les arbres poussent lentement. Et on en apprend beaucoup en les regardant grandir. »
(À propos d’un très vieil arbre)
« Tu te rends compte, Asi, il a vu passer tellement de conceptions du monde, d’opinions, de théories. Quand on l’a planté, la plupart des gens considéraient que la Terre était plate. »

(Margrét, défunte, apparaît en rêve à Luna, sa grande amie, pour qu’elle passe un savon à son mari Kari, qui dépérit depuis qu’elle est décédée).
« Un rêve étonnamment limpide où la défunte avait commencé par saluer sa vieille amie et par s’excuser du dérangement… Elle venait (…) la prier de sermonner le veuf et le sommer de reprendre ses esprits. »

(Sagesse islandaise)
« La modération est l’ancre de la vie, elle est harmonie. On trouve sa place dans l’existence et on s’y tient, en équilibre dans un monde instable. »
« Il y a des mots pour tout, mais ils se révèlent totalement inutiles s’ils ne sont pas suivis d’une étreinte. »
« Le passé nous nourrissait de sa présence permanente, il insufflait une forme de quiétude à notre siècle d’agitation, il nous aidait à garder l’équilibre dans un monde en perpétuel mouvement. »

(La femme d’Halldor, Hafrun, meurt du cancer. Il est intercepté par des policiers alors qu’il est saoul dans son pick-up et s’apprête à conduire Hafrun au cimetière. Les policiers le contrôlent mais le laissent partir)
« (…) on ne peut pas mesurer la quantité d’alcool présente dans la tristesse. »
(Élevé par Halldor et Hafrun, ses grands-parents, de Paris, son petit-fils Eirikur écrit à Pall, frère d’Halldor)
« Dis-lui que je serai toujours triste le samedi vers onze heures du matin, au moment où vous aviez l’habitude de me téléphoner. »

(Pall perdant la mémoire)
« D’ailleurs, je me rappelle si peu de choses que c’est est incroyable. Et c’est bien dommage parce que, dans un sens, les choses qu’on oublie n’ont jamais existé. »

Le récit se termine par une grande fête où sont conviés, à des époques enjambées, tous ceux qui comptent, les vivants comme les trépassés car, comme l’explique Asmandur : « Évidemment que ce fjord est hanté parce que nous avons toujours été si peu nombreux à vivre ici que nous sommes réticents à laisser les défunts le quitter. »

Pareil pour mon Abitibi natale, cet autre pays où les morts demeurent longtemps dans les mémoires. Dans mon cas, 56 ans après que je l’eus quittée. Il est donc grand temps pour moi d’en saluer quelques-uns : pépère Gaspard, môman Lucille, pôpa Roméo. Mes tantes préférées, Pauline, Gilberte, Fernande, Mariette, Anita, Thérèse. Mes oncles préférés, Henri, René, Joe, Léo, Roland. Abitibien un jour, Abitibien toujours.